Philosophie

Nietzsche, médecin de la civilisation

Portrait de Nietzsche, Basile Baroda

Portrait de Nietzsche, Basile Baroda

Nietzsche comprend « le philosophe comme médecin de la civilisation[1] » : le rôle du philosophe est civilisationnel, c’est-à-dire qu’il a pour fonction et pour travail d’être médecin de la civilisation[2] de laquelle il est issu, dans laquelle il existe et laquelle lui succédera.  Qu’est-ce à dire ? Le philosophe ne doit donc pas être un roi, car il n’est pas fait pour diriger un peuple, qui plus est, chercher à avoir une fonction purement politique, ou politicienne. Son engagement philosophique se concentre exclusivement sur la question de la culture[3] [Kultur]. Le philosophe-médecin se construit sur l’idée suivante, que Nietzsche explicite comme la « thèse essentielle[4]» : 

il ne peut créer une civilisation, mais la préparer, supprimer les entraves ou bien la modérer et ainsi la conserver ou bien la détruire : toujours seulement en niant.[5]

Le philosophe n’est pas un créateur de civilisation, il ne peut être à l’origine d’une culture ou d’une civilisation. La philosophie ne peut absolument pas créer de civilisation : la méthodologie nietzschéenne du philosophe médecin de la civilisation va proprement à l’encontre des philosophes-rois tant rêvés et fantasmés par Platon[6]. Pour Nietzsche, il n’est pas question de penser que « le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de ceux qui, dans la rectitude et la vérité, s’adonnent à la philosophie n’ait accédé à l’autorité politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s’adonnent véritablement à la philosophie, en vertu de quelque dispensation divine[7] ». En revanche, elle doit la « préparer ; ou la conserver ; ou la modérer[8] ». La philosophie ou le philosophe-médecin pose un diagnostic et décide par la suite de soigner, maintenir ou dynamiter, selon les symptômes dénotant une certaine pathologie. Son rôle est bien plutôt médical : il doit fonder la civilisation, lui donner une structure culturelle à l’image d’une structure corporelle, munie d’auto-défenses et d’un système immunitaire puissant, lui garantissant sa survie et sa puissance. Car nous devons nous départir de ce « sombre désert de notre civilisation exténuée[9] ». Cette garantie de la puissance de la civilisation dont les fondations sont bâties par le philosophe-médecin ne peut en passer que par un moment nihiliste, c’est-à-dire de négation pure et simple. Il n’est pas question pour Nietzsche de penser un philosophe-médecin guérissant à l’aide de bric et de broc, en « rafistolant » par-ci et « recollant les morceaux » par-là : soit, le philosophe-médecin conserve, soit il détruit. Sans demi-mesure, la médecine du philosophe n’est en rien un sauvetage, mais de l’ordre du pharmakon[10], au sens platonico-derridien du terme.

Jacques Derrida, « La dissémination » (Points/Seuil)

Pourquoi ? Il en est à la fois le médecin, qui cherche le remède à la crise, à la souffrance, à la maladie de la civilisation, et en même temps son « empoisonneur[11] ». Dans le mouvement de conservation, le philosophe-médecin est un remède, qui purifie et nettoie les impuretés dans le but de sauvegarder le corps d’une civilisation encore viable. Dans le mouvement de destruction, le philosophe-médecin est – métaphoriquement – un poison, puisqu’il va se charger d’annihiler la civilisation en lui prodiguant une belle mort [euthanatos]. De ce côté-là, Nietzsche est sans pitié dans sa méthode du travail du philosophe-médecin : il observe les choses de façon clinique. Si un corps, si une civilisation n’est plus viable car trop malade et gangrenée profondément, autrement dit que la mort est irrémédiable, le médecin doit se débarrasser du corps, tout comme le philosophe doit se débarrasser de cette civilisation « pourrie » et contagieuse. C’est à cet endroit qu’intervient le motif de la maladie et la relation de Nietzsche à son corps. Il y a dans l’œuvre de Nietzsche une métaphore filée autour du motif de la maladie. Cette maladie corporelle, physique, est pour lui le symbole d’une culture en déclin. Cette civilisation est décadente et malade à cause du rejet du corps. Le corps devient alors malade et gangréné, bon à être débarrassé. Nietzsche file la métaphore gastroentérologique pour étayer ses théories. Il pense la volonté de puissance sur le modèle du processus de digestion et les interprétations décadentes de la réalité sont condamnées à travers une comparaison avec les dysfonctionnements digestifs. Il dénonce le caractère nihiliste de l’esprit allemand de la manière suivante : « L’esprit allemand est une indigestion : il ne peut plus rien assimiler[12] ». Nietzsche développe l’idée selon laquelle, dans le travail du philosophe-médecin, « il est le plus utile quand il y a beaucoup à détruire aux temps du chaos et de la dégénération[13] ». Si tout doit être fait en fonction de la vie, cela ne signifie pas pour autant que la vie est sacrée. Autrement dit, la méthode première du philosophe-médecin est avant tout négative et négatrice, car « à l’égard de tous les aspects positifs d’une civilisation, d’une religion[14] » l’ « attitude[15] » du philosophe-médecin « est dissolvante et destructive (même s’il cherche à fonder)[16] ».

La philosophie n’est pas un outil pour le peuple, c’est-à-dire à l’usage du peuple : elle est « l’instrument d’une civilisation[17] », dans la mesure où

Il n’est pas possible de fonder une civilisation populaire sur la philosophie. Ainsi, par rapport à une civilisation, la philosophie ne peut jamais avoir une signification fondamentale mais toujours seulement une signification accessoire. Quelle est cette dernière ?[18]

Nous allons défendre que cette signification accessoire correspond à la conception d’une philosophie en tant que médecine, et dans ce contexte philosophico-politique, une médecine possible de la civilisation, tout en conservant la posture philosophique et non politique du philosophe-médecin. Il convient pour le philosophe-médecin de « poser le problème de la civilisation[19] ». C’est pourquoi Nietzsche situe la méthode médicale de la philosophie contre trois éléments : le « dogmatisme des sciences[20] », le « désordre figuratif des religions mythiques au sein de la nature[21] » et le « désordre éthique occasionné par les religions[22] ». Sur la première négation, il est important de noter que l’action du philosophe-médecin

Patrick Wotling, « Nietzsche et le problème de la civilisation » (PUF)

n’est pas directement antisciences, mais contre les dogmes qu’ils présentent et défendent. En réalité, ce dogmatisme que dénonce Nietzsche est propagé par la religion qui infeste les domaines des sciences, de l’éthique et de la nature. Autrement dit, la philosophie se place comme destructrice du dogmatisme rigide dans la religion, dans les mœurs, dans la science : c’est l’esprit de la méthode sceptique en philosophie. Le philosophe-médecin est aussi un « sceptique[23] », en plus d’être un antiseptique de la civilisation, c’est-à-dire un purificateur des plaies et des zones malades. Ce sceptico-nihilisme ne doit pas être une finalité de son action, mais un passage inévitable pour pratiquer sa médecine philosophique. Le dogmatisme est de l’ordre du religieux et du mystique. Nietzsche considère que le devenir de la science vers ce « dogmatisme rigide[24] » « ne peut s’expliquer que par le développement de la religion[25] ». Prenons, l’exemple des sciences – car l’explication vaut aussi pour les deux autres cas relevés par Nietzsche : tout d’abord il faut noter une véritable « haine du corps[26] » dissoute dans les sciences, car il est un objet, pour la physique de l’époque, qui est détaché de l’esprit et abaissé moralement aux instincts animaux. Nietzsche, note Patrick Wotling[27], préfère les termes de « décadence » ou de « déclin » plutôt que celui de maladie, car ces termes induisent un mouvement, une dynamique de la contagion des cultures et civilisations, ce contre quoi Nietzsche estime qu’il faut lutter corps et âme :

La décadence* même n’est pas quelque chose qui serait à combattre : elle est absolument indispensable, et propre à tout peuple et à toute époque. Ce qu’il faut combattre de toutes ses forces, c’est l’introduction de la contagion dans les parties saines de l’organisme.[28]

Il faut certainement comprendre la décadence comme une véritable césure qui met en branle les forces au départ équilibrées, proportionnées. En effet, Nietzsche montre, par exemple dans Par-delà le bien et le mal[29], que la civilisation européenne est comme un grand processus physiologique, où l’Europe commence à faire corps, un corps en santé, malgré des rechutes possibles et à prévoir. Ces rechutes comme le « sentiment national » sont des parasites qui ne tiennent pas longtemps et sont vite éradiqués, purifiés. Purifiés dans l’espoir d’une vigueur supérieure, car Nietzsche ne veut d’aucune manière poursuivre le projet de « la civilisation socratique (ou alexandrine) [qui] nourrit l’illusion de guérir l’existence par la connaissance[30] ». En effet, il a su « [annoncer] sa propre culture comme « malade » a contrario d’une sorte de « santé » pour laquelle la Grèce antique a établi la norme, mais il a précisé en même temps que son idéal de « santé de la culture » combinait une énergie exubérante avec une sensibilité profonde, n’ayant rien à voir avec le « juste milieu » ou la préservation anxieuse d’un état neutre, ni avec l’auto-satisfaction sourde de la peau épaisse[31] ».

 © Jonathan Daudey

Notes :

[1] Nietzsche, Friedrich. Fragments posthumes, Eté 1872-hiver 1873-1874, [15]23,  p. 290

[2] Notons au passage que Nietzsche n’use des termes de « civilisation » ou de « culture » qu’à propos de l’Europe.

[3] Béland, Martine. Kulturkritik et philosophie thérapeutique chez le jeune Nietzsche, p. 43-44. Martine Béland distingue la Kultur et la Cultur. Avec un « K », Nietzsche parle de la culture et de la civilisation dans un sens positif, alors qu’avec un « C » c’est dans une perspective négative que Nietzsche aborde la question de la civilisation.

[4] Nietzsche, Friedrich. Le livre du philosophe, p. 109

[5] Ibid.

[6] Platon. La République, V, 473c

[7] Platon. Lettre VII, 326a, trad. Luc Brisson.

[8] Nietzsche,  Friedrich. Le livre du philosophe, p. 114

[9] Nietzsche, Friedrich. La naissance de la tragédie §20, p. 134

[10] Nietzsche expose la « maladie », le « crime », le « vice » et le « mensonge » comme possédant une « mission civilisatrice » en FP X, 25 [35], p. 31.

[11] Nietzsche, Friedrich. Le livre du philosophe, p. 113

[12] Nietzsche, Friedrich. Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », §1, p. 259

[13] Nietzsche, Friedrich. Le livre du philosophe, p. 110

[14] Ibid., p. 109-110

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid., p. 112

[18] Ibid., p. 113

[19] Nietzsche, Friedrich. FP XIII, [121]9,  p. 71

[20] Nietzsche, Friedrich. Le livre du philosophe, p. 112

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 114

[24] Ibid., p. 113

[25] Ibid., p. 114

[26] Ibid.

[27] Wotling, Patrick. Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 129

[28] Nietzsche, Friedrich. FP XIV, 15 [31]

[29] Nietzsche, Friedrich. Par-delà le bien et le mal, §242

[30] Astor, Dorian. Nietzsche, p. 134

[31] Pasley, Malcolm. Nietzsche. Imagery and Thoughts, p. 126 : « Nietzsche pronounced his own culture ‘sick’ by contrast to a kind of ‘health’ for which ancient Greece set the standard, but he made it clear at the same time that his ideal of culture health combined exuberant energy with deep sensitivity, and had nothing to do with the ‘the golden mean’ or the anxious preservation of a neutral condition, nor with the dull self-satisfaction of the thick-skinned. »

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