Philosophie

Nietzsche ressuscité

Friedrich Nietzsche

Friedrich Nietzsche

Situation de la pensée nietzschéenne du corps dans la philosophie. Il faut savoir que dans l’œuvre de Nietzsche, le corps est comme le fil conducteur, un sujet récurrent. Nietzsche pose la problématique de son œuvre dans la préface du Gai Savoir : « Je me suis demandé assez souvent si tout compte fait la philosophie n’aurait pas été jusqu’alors une exégèse du corps et un malentendu à propos du corps ». Il récuse l’idéalisme et appuie le primat du corps en tant que source de toute interprétation.

Il prend le contre-pied de Descartes : il choisit pour point de départ de son interprétation, l’idée selon laquelle c’est le corps, et non pas l’âme, qui la chose qui nous est donnée la mieux connu de l’homme, de nous. Je connais mieux mon corps que mon âme. De plus, il ne sépare pas l’âme du corps, mais les deux sont indissociables, intimement liés, ils ne font qu’un. Mais ce contre-pied n’est pas absolu : comme la philosophie cartésienne, Nietzsche considère aussi que nous pouvons avoir pour seule connaissance le monde de nos sentiments et de nos représentations. Chez Nietzsche, le corps est d’abord un « corps vécu » plutôt qu’un « corps objet de la connaissance scientifique ». Comme Kant, d’après Nietzsche, toute connaissance provient et se fonde sur la sensibilité. Mais, au contraire de Kant, Nietzsche tient, comme Arthur Schopenhauer, que les formes de notre appréhension de l’existence relèvent en premier lieu de notre organisation physiologique (et de ses fonctions : nutrition, reproduction), tandis que les fonctions jugées traditionnellement plus élevées (la pensée) n’en sont que des formes dérivées.

Emmanuel Kant

Emmanuel Kant

Il faut aussi expliquer ce que Nietzsche met dans le sensualisme. Il dépasse par-là la traditionnelle opposition réalité/apparence. En effet, d’après lui, l’apparence est la réalité. «Je ne pose donc pas « l’apparence » en opposition à la « réalité », au contraire, je considère que l’apparence, c’est la réalité.» écrit-il dans ses Fragments Posthumes (automne 1884 – automne 1885). Il n’y a pas d’Être qui se cacherait derrière une apparence, comme la distinction que fait Kant entre le noumène et le phénomène. Etre c’est apparaître, ou comme je le nomme régulièrement, l’apparêtre.

Nietzsche ne privilégie aucun des cinq sens, ils sont tous mis au même niveau. Il écrira, par exemple, dans Ecce homo (« Pourquoi je suis un destin » §1) : « Tout mon génie est dans mes narines ». Il a, cependant, il faut le noter, un goût personnel pour l’ouïe car elle est le sens qui permet l’accès à la musique, qu’il adule. Tout le corps intervient, sans cesse, il n’y a pas pour Nietzsche de primat d’un sens sur l’autre, comme le voudrait l’histoire de la philosophie, notamment en privilégiant la vue.

Nietzsche adule les philosophes présocratiques : c’est une culture grecque fondamentalement anti-idéaliste qui reconnait le primat du corps. Nietzsche écrit, avec un ton très solennel, dans ses Considérations Inactuelles (« Divagation d’un inactuel » §47) :

« Pour le sort du peuple et de l’humanité, il est d’une importance décisive que la culture commence au bon endroit (et pas par l’âme comme voulait la funeste superstition des prêtres et des demi-prêtres) : le bon endroit, c’est le corps, l’apparence physique, le régime, la physiologie – et le reste suit de lui-même… C’est pourquoi les Grecs constituent toujours le premier événement capital dans la culture de l’humanité. Ils savaient – et ils faisaient -, ce qu’il fallait. Le christianisme qui méprisait le corps, a été jusqu’à présent le plus grand malheur de l’humanité ».

Citation qui ne mérite que d’être lue pour être clairement comprise.

La critique de la conception du corps dans le platonisme et dans le christianisme. Il convient d’établir un panorama des considérations de Nietzsche sur le christianisme. Comme nous le voyons dans la dernière phrase de la citations précédente, Nietzsche dans toute son œuvre rejette avec virulence le christianisme, qu’il associe volontiers au platonisme. « Le christianisme est le platonisme du pauvre » : le christianisme sert à enrôler les simples d’esprits, les personnes peu ou pas instruites. C’est la pensée majoritaire et dominante, qui gangrène le monde, la pensée, qui l’empêche d’évoluer, d’avancer, de progresser. Nietzsche refuse, nie le dualisme traditionnel de l’opposition âme/corps, en associant qu’une seule et même chose, pas distinction à faire.Il reproche principalement ce dénigrement du corps, de la chair, qu’il constate dans les religions, qu’il connait bien.

Il méprise « ces contempteurs du corps » comme nous pouvons le lire dans Ainsi parlait Zarathoustra. En effet, Zarathoustra est le symbole du déclin, du mépris du corps. Pour Nietzsche, les théories spiritualistes de la métaphysique classique et historique, mortifient et méconnaissent ce qu’est l’homme. Leur concept d’ « être » n’est pas en accord avec ce qu’est l’homme réellement. Il veut rompre avec ce décalage. Dans L’Antéchrist (§51), Nietzsche dit la chose suivante à propos du christianisme. « Nous avons le droit de mépriser une religion qui enseigna à se méprendre sur le corps […], qui s’était persuadée que l’on peut porter une « âme parfaite » dans un corps cadavéreux ». Les convertis, les croyants, les hommes religieux sont des malades. Pour Nietzsche, la sainteté n’est « que le symptôme d’un corps appauvri, énervé, incurablement corrompu ». Il décrit le christianisme comme étant une religion ayant pour base « la rancune instinctive des malades contre les bien portants, contre la santé ».

Socrate

Socrate

Ceux-ci sont « des hallucinés de l’arrière-monde » : ce sont des malades et des moribonds qui fondèrent le mépris du corps, ils ont inventés des arrières-mondes, des fantômes, des choses célestes, à l’image de Socrate dans Le crépuscules des idoles. Il prend la voix de Zarathoustra pour poser une critique virulente de cette mécompréhension et ce refus du corps. Il appelle ces hommes qui pensent et diffusent ceci les « hallucinés de l’arrière-monde » La religion, les croyances en Dieu sont des philosophies de la mort. Nietzsche propose une philosophie de la vie, de l’amour et de l’amour de la vie. Une vie à partir de la mort, en rapport, alors que Nietzsche veut une vie à partir d’elle-même. Ils sont des morts-vivants, ils vivent pour mourir et ainsi « sortir » de leur corps, s’en libérer, à tort. Ces malades pensent s’être extradés de leur corps, mais ils lui sont intimement liés, ils se servent du corps et de la terre pour leur production délirante. Ils sont inscrits, gravés dans la matière et sont de vrais dangers pour les hommes de donner l’illusion que « la vie est ailleurs », séparés, détachés, débarrassés du corps.

Dans « De la vertu qui donne » (§2) Nietzsche invite les hommes à ramener leur vertu sur la terre, pour lui donner du sens. Il procède à une association corps/vie : pas de vie possible sans la vertu, sans l’âme, et réciproquement. L’esprit que les hommes mettent hors de la terre, du corps permet de lutter contre le « non-sens », ce que Nietzsche appelle « le grand hasard ». Il file la métaphore de la maladie et du médecin comme fil conducteur de la défense du corps. Une âme sans corps empêche la vie : l’âme a besoin du corps pour être connectée aux autres âmes ; un corps sans âme n’a pas de sens, il est un cadavre. Il n’est pas « Leib » mais « Körper ». Un corps sans esprit, pour Nietzsche, est sans vie, inerte. Les négateurs du corps assassinent la vie. Dans Ecce Homo (« Pourquoi je suis un destin ») Nietzsche va même jusqu’à écrire que le christianisme est « le crime par excellence, le crime contre la vie ». Pour Nietzsche, le christianisme a inventé l’âme et l’esprit, pour pouvoir « ruiner le corps », « pour le rendre malade ». D’où le rejet de la sexualité, de l’amour des corps, comme quelque chose d’impur.

La question de la « volonté de puissance ». Le concept de « Volonté de puissance » est l’un des concepts centraux de la pensée de Nietzsche, dans la mesure où il est pour lui un instrument de description du monde, d’interprétation de phénomènes humains comme les domaines de la morale et l’art, et d’une réévaluation de l’existence visant un état futur de l’humanité qui est celui du surhomme. C’est pourquoi il est souvent utilisé pour exposer l’ensemble de sa philosophie. Heidegger fait de la volonté de puissance (comme pour l’Éternel Retour) le concept fondamental d’une « métaphysique nietzschéenne » portant à son terme la métaphysique occidentale. Nietzsche cherche, en créant ce concept, de proposer une interprétation de la réalité dans son ensemble. Dans cette idée, la volonté de puissance désigne un impératif interne d’accroissement de puissance, une loi intime de la volonté exprimée par l’expression « être plus » : cet impératif pose alors une alternative pour la Volonté de puissance, devenir plus ou dépérir. La Volonté de puissance ne constitue pas l’identité ou l’unité, mais elle se situe dans le devenir plus, une tension vers le surhomme. « Le nom précis pour cette réalité serait la volonté de puissance ainsi désigné d’après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable, fluide. » (Par-delà bien et mal, § 36)

Lou Salomé, Paul Rée, Friedrich Nietzsche

Lou Salomé, Paul Rée, Friedrich Nietzsche

Par ce concept, il faut imposer sa force, sa supériorité, dépasser, surpasser la résistance, peu importe le moyen (physique, mental). « La volonté de puissance ne peut se manifester qu’au contact de résistances ; elle recherche ce qui lui résiste.» (Fragments posthumes). L’idée de « force » est centrale dans ce concept, car il se construit sur des victoires contre des résistances. Dans les Fragments posthumes (Automne 1884-1885), Nietzsche élabore, comme une fable, une métaphore de la Volonté de puissance à l’intérieur du corps, pour expliquer le fonctionnement du corps, sa composition. Nietzsche ne comprend pas le corps comme il est traditionnellement et scientifiquement décrit. Le corps n’est ni assemblage mécanique de pièces étrangères, ni quelque chose d’inexpliqué ou flou : il pense le corps comme un jeu souple de pièces qui se plient et se confrontent les unes les autres. Nietzsche appelle ces petites pièces qui constituent et font fonctionner le corps, des « êtres microscopiques ». Ils rejettent l’idée selon laquelle ces êtres ne sont pas des « atomes spirituels » mais des « des êtres qui croissent, luttent, s’augmentent ou dépérissent ». Ils doivent s’imposer, les plus forts s’augmentent, deviennent plus, les pièces les plus faibles obéissent ou périssent et laissent place aux autres. Toutes les consciences des êtres ne sont égales qu’en apparence : il y a, en effet, une hiérarchie des consciences puissantes sur les plus faibles, ce que Nietzsche nomme « aristocratie ». Il n’y a pas d’unité du corps, il y a une collectivité de collectivités d’êtres, et chacun sont libres de s’imposer ou de subir. Il écrit : « l’homme semble une pluralité d’êtres ». Cette apparente unité provient du fait du corps qui n’est qu’un. Le corps ne pas être compris en tant qu’un assemblage mais une hiérarchie, une hiérarchie de pulsions, de forces, de volontés de puissance.

Cependant une question se pose naturellement : comment est-il possible qu’il y ait une entente dans cette multiplicité inégale et en lutte ? Pour Nietzsche, c’est une évidence : certaines acceptent d’obéir, d’être soumises, ainsi les autres plus aptes à commander ne rencontrent pas de difficulté à gouverner cette hiérarchie. D’où cette entente entre ces différentes consciences. Pour Nietzsche, nous avons une apparente désobéissance des plus faibles, qui sont de toute façon commandée. Ces pièces sont en confrontation, certes, mais elles parlent le même langage. Ce qui pousse Nietzsche à considérer, dans Ainsi parlait Zarathoustra, le corps comme « une grande raison ». Le corps est supérieur à l’esprit, sur le plan de l’intelligence et non pas seulement sur celui des passions d’après Nietzsche. Le corps enveloppe et régit l’esprit, et non l’inverse comme la philosophie historique nous l’a édicté. Le corps n’est pas une chose, mais un mouvement, une collection, une pluralité de forces, de volontés de puissance. Chacune des forces se transmettent des informations, non pas de manière mécanique mais d’ordre morale : c’est-à-dire que ces messages sont des manifestations de la volonté. Autrement dit, cette technique de communication est une lutte constante, interminable et parfois violente et acharnée. Pour conclure cette question de la volonté de puissance et de son lien intrinsèque avec le corps. Le corps est, pour Nietzsche, le meilleur guide car il est symbole de la volonté de puissance. Il est, comme l’écrit Patrick Wotling dans Nietzsche et le problème de la civilisation, le corps est « la mise en application » de cette volonté de puissance.

Le motif de la maladie et la relation de Nietzsche à son corps. Comme nous le disions, il y a dans l’œuvre de Nietzsche, une métaphore filée autour du motif de la maladie. Cette maladie corporelle, physique, est pour lui le symbole d’une culture en déclin. Cette civilisation est décadente et malade à cause du rejet du corps. Le corps devient alors malade et gangréné, bon à être débarrassé. Nietzsche file la métaphore gastroentérologique pour étayer ses théories. Deux exemples : a) il pense la volonté de puissance sur le modèle du processus de digestion b) les interprétations décadentes de la réalité sont condamnés à travers une comparaison avec les dysfonctionnements digestifs. Il dénonce le caractère nihiliste de l’esprit allemand dans Ecce homo (« Pourquoi je suis si rusé » §1) de la manière suivante : « L’esprit allemand est une indigestion : il ne peut rien plus rien assimiler ». Il dira aussi, avec plus d’humour : « Croiser un Allemand peut retarder mon processus de digestion ».

Nietzsche à la fin de sa vie

Nietzsche à la fin de sa vie

Nietzsche se veut, selon sa formule dans les Fragments posthumes, « philosophe comme médecin de la civilisation ». Il cherche, derrière cette image de la maladie, à guérir par sa philosophie une population profondément cancéreuse. Selon lui, il n’y a pas à rejeter ou à aduler la santé et la maladie, il n’y a pas d’état de santé normal et normé, il n’y que des états qui nous emblent bon pour notre corps. Il rejette le dualisme santé/maladie. Autrement dit, il nous faut ôter de l’esprit que nous sommes tous égaux devant la maladie et la santé. Il dit dans le Gai Savoir (§120) : « Car il n’y a pas de santé en soi, et toutes les tentatives pour la définir ainsi ont échoué lamentablement. Ce qui importe ici, c’est ton but, ton horizon, ce sont tes forces, tes impulsions, tes erreurs, et notamment les idéaux et les phantasmes de ton âme, pour déterminer ce qui, même pour ton corps, constitue un état de santé. Ainsi, il est d’innombrables santés du corps ». La maladie n’est pas la simple négation absolue de la santé. Pour lui, c’est la maladie, ce sont les états de pensée qui ont poussé certaines philosophies, certains auteurs à écrire et penser ainsi. Il dit dans la préface au Gai Savoir : « Un philosophe qui a traversé et ne cesse de traverser plusieurs états de santé, a passé par autant de philosophies : il ne savait faire autrement que transfigurer chacun de ses états en la forme et en l’horizon les plus spirituels ; – cet art de la transfiguration, voilà ce qu’est la philosophie ».

Voilà une phrase qui non sans évoquer la biographie et la vie de Nietzsche qui fut lui-même très souvent malade, et dont son état physique se dégradera rapidement. En effet, c’est à partir de sa propre expérience que Nietzsche fonde sa réflexion sur le corps et la maladie. Il faut noter un lien personnel très fort entre la vie de Nietzsche et son œuvre. Notamment, dans sa période d’écriture de Zarathoustra, il écrira dans Ecce homo («Pourquoi j’écris de si bons livres » §4) : « L’agilité des muscles fut toujours la plus grande chez moi lorsque la puissance créatrice était la plus forte. Le corps est enthousiasmé ». Par ailleurs, il préfère parler de « décadence » que de maladie, terme qu’il n’emploie pas négativement. Elle n’est à combattre, c’est la contagion dont il faut de se parer et chercher à empêcher d’exister. La maladie est d’après Nietzsche, non pas une cause mais un effet de la décadence.

© Jonathan Daudey 

 

 

7 réflexions sur “Nietzsche ressuscité

  1. Alors le travaille semble bien rempli.
    Attention à ne pas trop l’appauvrir toutefois au risque de la rendre complètement faux. En ce sens le rapprochement de la volonté de puissance à un simple conflit hégélien entre maitre et esclave me semble, humblement, dangereux.

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