Philosophie

Réflexions inachevées sur le commencement

L'Ecole d'Athènes, Raphaël

L’Ecole d’Athènes, Raphaël

L’opinion commune juge des choses, des actes et des activités à partir du prisme du « pourquoi ». Non du « pourquoi » qui pose la question du sens des choses, mais le « pourquoi » qui signifie « quelle utilité ». « Pourquoi philosophe-t-on ? » signifie bien souvent « quelle est l’utilité de la philosophie ». Bien entendu, la réponse à cette question est souvent toute trouvée puisque la philosophie est alors mise en concurrence avec l’argent, les marchandises, les machines, les technologies et les sciences qui permettent de créer toutes ces choses utiles. Mais, en réalité, on ne devrait pas répondre à cette question, ou plutôt répondre à cette question par une autre question comme savent si bien le faire les philosophes ou les enseignants de philosophie. La question est certes « pourquoi » : mais le « pourquoi » qui signifie à la limite, pour le dire facilement, « à cause de quoi » : quelle est la raison d’être ? Une fois cette question comprise et acceptée, nous pourrions dire quasiment que la philosophie est une nécessité, qu’elle n’est que la manifestation ou la créature de l’existence humaine. C’est parce que l’homme existe qu’il philosophe : le commencement de la philosophie se trouve dans l’expérience de l’existence.

 La question du commencement : l’expérience première de la philosophie

La question du commencement en philosophie est fondamentale. Hegel le notait de manière explicite dans son Encyclopédie, Introduction, § 17. Si nous omettons la partie proprement hégélienne du propos, le commencement de la philosophie est pour ainsi dire absolue, car la pensée est l’objet que le sujet se donne, autrement dit la pensée se fait à elle-même objet, Hegel souligne aussi l’idée que « le commencement est seulement une relation au sujet, en tant que celui-ci veut se décider à philosopher. » C’est bien de ce commencement dont nous voulons parler maintenant.

Revisitons la distinction établie par Hegel. Deux types de commencement existent en philosophie : le commencement proprement subjectif qui pousse un homme, et peut-être tous les hommes, à philosopher ; le commencement systémique (objectif) qui désigne le concept originaire de la philosophie. Pour mieux les distinguer, nous pourrions utiliser la distinction kantienne entre commencement et origine. Nous proposons de nouveau de partir d’une distinction précise tout en l’extrayant de son propos pour l’utiliser dans le cadre de la réflexion présente. Kant utilise cette distinction dès l’introduction, I, à la Critique de la raison pure, lorsqu’il établit la différence entre connaissance pure et connaissance empirique : le commencement pose la question de la temporalité, tandis que l’origine pose la question de la faculté de connaissance, de la faculté subjective d’où dérive la connaissance. C’est donc du commencement dont nous voulons d’abord parler, c’est-à-dire de l’expérience qui anime la recherche philosophique.

C’est dans un certain type d’expériences que s’explique le commencement de la philosophie. Quelles sortes d’expériences mènent un homme et les hommes à entreprendre une recherche philosophique ? D’où vient ce désir de philosopher, et peut-être même ce besoin de philosopher ? Nous adopterons une méthode générale qui s’enracinera dans une réflexion subjective (ce sujet qui s’est décidé à philosopher) tout en s’inscrivant dans une étude historique des figures philosophiques qui pourraient illustrer le commencement. De toute manière, les deux orientations se recoupent puisque les philosophes ont illustré par eux-mêmes le problème posé. Sa résolution n’est pas seulement importante pour comprendre l’homme, elle l’est aussi dans la mesure où elle pourrait expliquer le sens de la philosophie, c’est-à-dire le sens de l’homme.

En raisonnant comme nous le faisons, nous mettons déjà une médiation entre le commencement et la pensée du commencement, entre le commencement et sa réflexion, entre le commencement et son écriture. Revenir à l’immédiat de l’expérience, c’est cela qui, finalement, au-delà de la conceptualisation, rend la philosophie vivante et sensible, intime et amie. Avoir le sens du problème en philosophie, ce n’est autre qu’être capable en tout instant de revenir à l’immédiateté de l’expérience philosophique. Et, quelle que soit la position philosophique adoptée, nous reconnaîtrons l’importance de l’expérience philosophique. L’expérience philosophique n’est autre que la vie subjective du problème qui se déploie sans frontières décelables entre le sentiment ou le ressenti et la pensée ou la réflexion. Elle est en ce lieu, encore vive de la sensibilité, encore animée par l’enthousiasme de la pensée qui se découvre à elle-même son pouvoir de penser. Elle n’est pas le pur vécu, car elle serait alors en-deçà de l’exigence philosophique qui est de penser, et elle n’est pas encore le pur concept, car elle serait alors trop froide pour donner croissance à une pensée. Nous pouvons isoler cette expérience dans ses traits généraux, mais nous ne pouvons pas rendre compte de toutes les formes vivantes qu’elle peut revêtir parmi les hommes.

Cette expérience dite philosophique n’est peut-être pas exclusivement telle. Nous pouvons tout à fait imaginer une expérience commune qui mène les hommes sur des chemins de vie différents, qui pousse les hommes vers la philosophie, vers la religion ou vers l’art. Cette remarque montre aussi combien des pratiques diverses peuvent, en réalité, être proches quant à leurs raisons subjectives.

L’expérience socratique : l’expérience de l’inachèvement reconnu

image

Buste de Socrate (détail)

L’Apologie de Socrate et Le Banquet de Platon sont les premiers textes qui évoquent le commencement de la philosophie. En réalité, ces deux textes sont très proches en ce qu’ils proposent une vision de l’homme : « la sagesse humaine n’a que très peu de valeur, elle n’est rien », « la sagesse de Socrate est nulle ». De là à dire que l’homme lui-même n’est rien, il n’y a qu’un pas que le Socrate de Platon ne franchit pas explicitement. Néanmoins, cette absence de valeur de l’homme se comprend en creux par la figure divine d’Apollon qui incarne l’au-delà non humain, Apollon dont le service que l’homme doit lui rendre est au-dessus de tout. L’Apologie de Socrate, à travers cet illustre passage [20 c – 23 c], « celui-là est le plus savant qui sait, comme Socrate, que son savoir n’est rien », montre combien la condition humaine caractérisée par sa finitude, son inachèvement, sa faiblesse et son imperfection, peut mener sur le chemin de la philosophie. Ce qui mène Socrate sur le chemin de la philosophie, et non de la religion ou de l’art, est précisément que l’idéal par rapport auquel l’homme n’est rien n’est autre qu’Apollon, et Apollon est celui qui porte la vérité et le logos: « Apollon ne peut parler contre la vérité ; cela ne lui est pas possible. » L’envers de l’homme est la vérité du logos, c’est pour cette raison que l’expérience du néant de l’homme se meut en philosophie. En un certain sens, Apollon n’est pas premier ; la primauté d’Apollon est déjà un acte de médiation intellectuelle. Ce qui est premier, c’est cette expérience du néant de l’homme ; or, cette expérience ne peut prendre sens, d’une certaine manière, ou ne peut se comprendre que par comparaison avec une mesure qui transcende l’homme. Apollon apparaît quand l’expérience immédiate et subjective du néant de l’être se fait pensée, quand elle cherche à se justifier, quand elle cherche à donner sens à l’existence. L’expérience constate l’absence de sens ; le sens n’est pas donné. La pensée, à partir de cette expérience, sauve l’homme de l’absurde et de sa tendance suicidaire, en édifiant un sens idéal dont la finalité est de justifier la vie. Si l’homme n’est rien, au moins peut-il tout d’abord en être conscient ! Si l’homme n’est rien, au moins peut-il espérer s’élever vers une mesure supérieure qui incarne la vérité, l’achèvement, le divin. Le divin n’est donc pas une idée qui ne relèverait que d’une superstition obscurantiste, elle est l’idée qui, à un certain moment de la vie humaine et de l’histoire, donne sens, fait sens.

Le Banquet approfondit et thématise de manière plus précise l’expérience philosophique dont il est question. Certes, cette expérience est médiatisée par un récit mythique, mais qui sait lire, sait ramener à l’immédiateté de la vie le discours des grandes expériences. L’expérience philosophique naît de l’amour : l’amour est expérience philosophique. Et cet amour, Erôs, n’est pas l’amour spiritualisé, même s’il le deviendra, il est désir. Platon dit donc que la philosophie naît du désir. Qui l’aurait pensé si nous nous arrêtons à la lecture du platonisme caricaturé de ses détracteurs !

L’amour est un démon : il est l’humain qui se dépasse, l’humain qui cherche l’au-delà de lui-même, il est dans l’homme ce qui va toujours au-delà de l’homme, il est homme sans l’être, car il se nourrit de la finitude humaine pour partir en quête de l’infinitude, il est la mortalité qui désire l’immortalité, il est l’espoir qui se nourrit du désespoir. Le désir incarne encore l’expérience de l’inachèvement, de l’insatisfaction, de la finitude. Le désir est cette quête de plénitude qui n’est jamais atteinte, le désir est le mouvement qui cherche à s’immobiliser par son mouvement ; il est la dépossession qui se dépossède par la possession ; il est une contradiction inhérente à la vie, sa vie est de jouir de sa propre mort. Il est l’ambivalence même de l’homme : l’énergie de l’inachèvement qui cherche sa mort par l’achèvement. Pourtant, le désir est universel, et son objet est très divers, infiniment divers. C’est donc dans sa dimension métaphysique que l’expérience du désir est expérience philosophique : l’homme éprouve le manque, et ce manque l’envahit, ce manque le hante, il vient à l’honorer et à le haïr, il le veut et le fuit, l’expérience du désir se meut en tiraillements d’une profondeur abyssale, d’une profondeur métaphysique, cette profondeur d’où émerge la question du sens.

Ces deux expériences sont finalement très proches : elles viennent du même lieu et se rendent au même endroit. C’est l’expérience de l’inachèvement, et c’est aussi l’expérience du refus de l’inachèvement ou de l’espoir d’un au-delà de l’inachèvement. Mais, après avoir été le ressenti le plus profond, la pensée l’accueille : la pensée advient comme la seule ressource salvatrice, à tort ou à raison, mais elle advient comme le refuge de l’espoir.

L’expérience d’Aristote : l’étonnement

L’expérience platonicienne est fondamentalement un retour sur soi, un recueillement, alors que l’expérience que propose Aristote est une exaltation dirigée vers l’extérieur : l’étonnement est le commencement de la philosophie. Il ne s’agit pas tellement de l’étonnement de la condition humaine, mais de l’étonnement de l’homme devant l’univers tel qu’il lui apparaît dans son mystère le plus épais, dans son énigme la plus aporétique. Autrement dit, l’expérience philosophique n’est plus une réflexion mais elle est une projection ou encore une objectivité, l’objet de l’étonnement étant à l’extérieur ; il est placé devant, il est placé même au-dessus. C’est l’ordre de l’univers, l’énigmatique apparence de l’univers qui suscite l’étonnement, qui suscite l’expérience philosophique. Pourtant, l’étonnement n’est pas uniquement dirigé vers l’extérieur, il est aussi retour sur soi en tant que reconnaissance de sa propre ignorance. Dans cette mesure, l’expérience philosophique se différencie radicalement d’autres types, car elle pose explicitement la question de la connaissance, et plus particulièrement de la connaissance rationnelle. Plus exactement, elle pose la question de la critique de nos croyances et de nos opinions. C’est là que finalement, l’expérience socratique, l’expérience platonicienne et l’expérience aristotélicienne se rejoignent une fois intellectualisées : une prise de conscience qui se retourne contre soi, la société et le monde. Au commencement, l’expérience est destructrice. Et elle mène soit à un engourdissement refusé, rejeté, nié, soit à un réveil. Le monde tant dans son intériorité que dans son extériorité est l’étrangeté même, l’existence est l’étrangeté même. Croire que l’existentialisme est à l’origine de la découverte d’une telle expérience est totalement erroné : c’est la trouvaille de toute véritable philosophie quelle que soit la réponse qu’elle apporte ensuite au problème. Et ce point-là n’est pas reconnu à tort par les philosophies tragiques ou de l’absurde, même Nietzsche. Il est tout à fait justifié de distinguer la philosophie tragique, mais elle ne se différencie non dans son commencement, mais dans la réponse qu’elle donne : face à l’expérience philosophique, elle déclare qu’il n’y a pas de justification, qu’il n’y a rien à construire, ou alors que toute construction est illusoire. En revanche, les autres formes de philosophie, en partant de la même expérience, tentent de donner des raisons, de justifier, etc. Certes, cette différence est grande. Pourtant, quant à leur commencement, toutes les philosophies sont comparables.

Buste d'Aristote (détail)

Buste d’Aristote (détail)

L’expérience tragique

Ce dernier point nous permet de passer à l’expérience tragique. Remarquons que l’expérience socratique est en un certain sens tragique, et que la dimension aporétique de l’enseignement socratique est beaucoup plus proche du tragique que ce que Nietzsche déclare en faisant de Socrate l’ennemi public n° 1, idée que d’autres  reprendront sans esprit critique et sans faire preuve d’un génie d’invention comparable à ce grand créateur. Il est vrai que l’acceptation du tragique se fait au nom d’une intelligibilité. Mais, ne nous expliquerons-nous pas ce qu’est l’expérience tragique ? Faut-il rappeler que dans l’histoire de la pensée (occidentale) le tragique trouve son origine et son commencement, comme la philosophie, dans une époque et un art particuliers : l’époque des tragédies grecques. Comme l’a fait Nietzsche, une explication tant soit peu sérieuse du problème ne peut se dispenser d’un retour en arrière.

Le tragique n’est pas l’absence d’ordre. Le tragique désigne d’abord et avant tout la réduction à néant de l’espoir humain, du pouvoir humain sur lui-même ; il désigne l’impuissance humaine à tout niveau, il désigne la prise de conscience progressive de cette impuissance alors même que l’individu tragique était tenu par la certitude « démesurée » qu’il était maître de son destin. Le tragique, c’est la prétention et l’espoir de la maîtrise de l’homme par l’homme, du monde par l’homme, mise en défaut, mise en échec, écrasée finalement par le Temps inéluctable qui révèle la réalité, l’ordre réel des choses. Le tragique, c’est l’illusion qui s’ignore, puis l’illusion qui lutte contre elle-même dans l’espoir de ne pas être illusoire, et finalement l’illusion qui est parvenue à se reconnaître et à s’accepter. Ce n’est donc pas l’ordre du monde qui est remis en cause, c’est la place de l’homme dans cet ordre. Une dose certaine d’apollinien est présente dans la tragédie. En fin de compte, le chemin de bifurcation se trouve au même endroit : l’apollinien incarne l’espoir de dépasser le tragique en permettant à l’homme de rentrer en accointance avec l’ordre des choses, et cette accointance proviendrait de la connaissance et de l’éthique ; le dionysiaque incarne le délire plein de vitalité dans lequel l’homme tombe quand il a reconnu qu’il n’y a pas d’issue, que l’homme est à jamais déchu, isolé, que l’existence n’a pas de sens et que l’homme est incapable de s’élever de manière véridique à toute accointance avec le divin. Apollon et Dionysos naissent tous deux de la même expérience, mais, tandis que l’un espère et prétend, l’autre désespère et accepte ; l’un voit l’euporie, l’autre oublie l’aporie dans le délire ; l’un met tout en œuvre pour dépasser l’illusion, l’autre veut jouir de l’illusion. La seconde erreur de Nietzsche, à mon avis, vient du fait qu’il choisit, qu’il loue l’un, blâme l’autre, sans parvenir à comprendre que l’homme a été, est et sera à jamais la guerre et la paix entre Apollon et Dionysos, comme le dirait Héraclite à propos du théos.  L’homme, que ce soit à des moments différents de son existence ou lors d’une rencontre menée à son apogée, est traversé par les deux divinités (ou si vous préférez par les deux dimensions de l’existence). L’homme, cet éternel conflit et cette éternel réconciliation entre l’apollinien et le dionysiaque : l’un comme l’autre ne peut l’emporter si ce n’est de manière éphémère et transitoire.

C’est la conscience de cette lutte acharnée qui fait le commencement de la philosophie, et cette conscience s’enracine dans certaines expériences que tous les hommes vivent, mais que peu pensent.

© Philarété

2 réflexions sur “Réflexions inachevées sur le commencement

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.