Musique/Opéra/Philosophie

« Orphée et Euridice » à la Scala : Platon au Siècle des Lumières

Orphée (Juan Diego Flórez) et Euridice (Christiane Karg)

Comment cacher son bonheur à l’idée d’inaugurer une rubrique dédiée à l’opéra, dans une remarquable revue de philosophie, par quelques mots portant sur une telle production d’Orphée et Euridice de Christoph Willibald Gluck et Ranieri de’ Calzabigi versus Pierre-Louis Moline ? Rares sont les titres catalysant à ce point les mutations philosophiques de leur siècle. Non moins rares sont les spectacles nous permettant de voir, et en l’occurrence sur la scène du mythique Teatro alla Scala de Milan, un chanteur dans une telle symbiose avec un rôle-titre… au point qu’on est en droit de se demander si, en 1774, Gluck pensait au ténor péruvien Juan Diego Flórez en retravaillant la partie d’Orphée de sa partition, originalement destinée à un castrat !

Créé à Vienne en 1762 sur le livret italien de Calzabigi, Orfeo ed Euridice marque un tournant dans l’histoire de l’opéra. Gluck et son librettiste ne choisissent pas le titre par hasard ; il s’agit d’annoncer une refonte du genre. Or c’est autour de la figure d’Orphée que le spectacle lyrique est né, dès le quattrocento, avec l’Orfeo d’Ange Politien, créé à Mantoue en 1480. L’œuvre catalyse toutes les innovations philosophiques et esthétiques de la « première » Renaissance, lesquelles font proclamer à Marsile Ficin : « Notre siècle, notre âge d’or, a ramené au jour les arts libéraux qui étaient presque abolis, grammaire, poésie, rhétorique, peinture, architecture, musique et l’antique chant de la lyre d’Orphée. »[1] Platon avait tiré de l’orphisme ses théories de l’immortalité de l’âme et du monde des idées ; au XVe siècle, c’est sur ce substrat que s’épanouit l’académie néoplatonicienne florentine, conduite par Ficin et sa lira da braccio, instrument symbole d’Orphée destiné à accompagner l’élévation de l’âme humaine vers l’intelligible, à travers une nouvelle forme de chant monodique profane, particulièrement expressive, annonçant l’art « lyrique ». Membre de l’académie, Politien loue en son maître Ficin celui « qui, bien plus encore que dans la Thrace d’Orphée, a rappelé pour nous, du royaume des enfers et accompagné par sa lyre, la plus grande sagesse de Platon »[2].

Ange Politien, « Stances / Stanze et Fable d’Orphée / Fabula di Orfeo » (Les Belles Lettres, 2018, trad. Emilie Séris)

Disponible depuis 2006 aux Belles Lettres dans une magnifique traduction d’Emilie Séris, l’Orphée de Politien nous fait comprendre les raisons de son retentissement. Expérience poétique inédite, le livret mêle la pastorale, la nekuïa épique et la comédie satyrique à un épilogue tragique ; le texte fait appel à des refrains et autres formes chantées – dont les chœurs. Lors de la création, le chanteur Baccio Ugolini – Juan Diego Flórez de l’époque – s’accompagnait à la lira da braccio. Vingt-cinq après la création, Léonard de Vinci concevait des décors pour une reprise de l’oeuvre, sans doute à la cour de Charles d’Amboise, alors gouverneur de France à Milan[3].

Mais c’est à Florence que l’expérience était née, dans l’orbite de Laurent de Médicis, lui-même membre de l’académie néoplatonicienne et « ad lyram canentem », chantant en s’accompagnant à la lyre, « pris [d’après Ficin] d’une divine fureur »[4]. Dans un commentaire à un de ses sonnets, Laurent le Magnifique érige la catabase d’Orphée en principe de renaissance absolue[5]. Il fait fortuitement écho à une lettre de son grand-père Cosme de Médicis qui, en 1462, appelait Ficin à le rejoindre accompagné de sa lira[6]. Par la suite, la Seigneurie médicéenne de Florence commande à Baccio Bandinelli, en 1519 et pour le Palazzo Vecchio, une imposante statue d’Orphée[7] – Orphée alors devenu l’autre symbole de Florence aux côtés de David (la lyre les réunissait…). Ainsi, dès son arrivée au pouvoir en 1537, c’est au tour de Cosimo I de Médicis de demander à Agnolo Bronzino de le portraiturer en Orphée, une lira da braccio à la main.

En 1600 enfin, c’est de nouveau Orphée que l’on choisit comme sujet des opéras célébrant les noces de Marie de Médicis et Henri IV – opéras composés par Jacopo Peri et Giulio Caccini, sur le même poème d’Ottavio Rinuccini. On date souvent la naissance de l’opéra de ces créations ; c’est que l’art du récitatif sur basse continue était arrivé, au terme d’une maturation plus que centenaire, à un accomplissement tel qu’il allait faire date. De là viendra d’ailleurs le célébrissime Orfeo de Claudio Monteverdi et Giulio Strozzi, qui renouera en 1607 avec les origines mantouanes de l’opéra : Vincenzo di Gonzaga, prince de Mantoue, voudra rivaliser avec les festivités florentines de 1600, auxquelles il avait assisté. Suivront, entres autres, les Orphée mis en musique par Stefano Landi à Rome (1618), Luigi Rossi à Paris (1647) et Antonio Satorio à Venise (1673).

En choisissant Orphée comme sujet de leur première œuvre commune, Gluck et Calzabigi veulent, en plein cœur du XVIIIe siècle, se référer aux fondements de l’opéra afin de réformer radicalement le genre. Nous voici confrontés à une métamorphose philosophique et esthétique singulière au Siècle des Lumières. Certes, Gluck et Calzabigi font appel à certaines des idées nouvelles exprimées par Diderot, Rousseau ou Grimm – mais ils y font habilement le tri. En effet, les philosophes français avaient condamné, principalement à travers la Querelle des Bouffons (1752-1754), la pompe et le manque de naturel de la tragédie lyrique française, en exprimant leurs aspirations au spectacle réaliste, émouvant et divertissant, inspiré de la veine buffa. Confrontés de leur côté à la désuétude menaçant l’opera seria italienne, caractérisée théâtralement par la complexité des intrigues, et musicalement par des normes répétitives et éculées (dont l’alternance aria da capo/récitatif), Gluck et Calzabigi ne prennent des préceptes des philosophes français «  que le meilleur ». Au lieu de céder à la tentation de la mimesis pseudo-aristotélicienne visant à reproduire sur scène les avatars de la vie quotidienne (comme dans l’opera buffa ou le « drame bourgeois » de Diderot), ils maintiennent l’opéra dans une esthétique d’aspiration platonicienne héritée de sa raison d’être, de ses premiers feux : lieu de l’arte par excellence (puisque lieu de réunion de tous les arts : poésie, théâtre, musique, arts plastiques et danse), la scène lyrique appartient à un espace et une temporalité extérieures à la réalité quotidienne. Ainsi, comme l’expliquent Erwin Panofsky dans Idea[8], ou plus près de nous le metteur en scène et cinéaste Eugène Green dans ses essais[9], l’art et le théâtre restent les media privilégiés du sensible vers l’intelligible, les minces fenêtres qui nous sont ouvertes par des artistes-prophètes (« Orphées ») afin de nous extraire de la laideur et de la trivialité qui entourent notre quotidien, dans le but d’entrevoir une réalité supérieure, idéale. Ce que Gluck et Calzabigi retiennent des philosophes des Lumières, c’est l’aspiration à l’émotion pure et à la variété, le refus de la pompe et des normes rébarbatives, la concentration des intrigues autour d’un nombre réduit de personnages. Ce qu’ils rejettent, c’est cet appel au réalisme à la petite semaine, naïf, anecdotique et superficiel, tel qu’on le retrouve dans le Devin du Village de Rousseau.

Orphée (Juan Diego Flórez) et Euridice (Christiane Karg)

Lorsqu’avec Orfeo ed Euridice, Gluck et Calzabigi mettent, à Vienne, les idées « françaises » au service d’un spectacle d’une forme inédite, ils ne se doutent ni que leur spectacle sera repris en France, ni qu’ils y seront introduits par la future reine de France en personne. (C’est qu’à Vienne, Gluck a été professeur de clavecin de Marie-Antoinette…) Ainsi, Gluck arrive à Paris en 1774. Il décide d’appliquer sa réforme à l’opéra français et créée Iphigénie en Aulide, qui remporte un vif succès. Dans la foulée, il fait traduire le livret d’Orfeo ed Euridice en français par Pierre-Louis Moline et retravaille sa partition viennoise. Gluck avait écrit le rôle d’Orphée pour un castrat ; or le public français n’apprécie pas ce type de chanteur. Il transpose donc la partie pour ténor « à la française » (à la tessiture élevée). Par ailleurs, les Français appréciant particulièrement la danse, Gluck ajoute des ballets, sur le modèle de ce qu’il avait déjà entrepris à Vienne, en 1761, avec le ballet-pantomime Don Juan ou le Festin de Pierre – premier véritable ballet d’action de l’histoire, suivant les nouvelles idées chorégraphiques théorisées par Jean-Georges Noverre.

Créé le 2 août 1774 sur la scène du Théâtre du Palais-Royal à Paris, Orphée et Euridice est un triomphe. C’est cette version de l’opéra qui est donnée pour la première fois au Teatro alla Scala avec la production présentée ces jours-ci, créée à Londres en 2015.

Juan Diego Flórez interprète un des rôles de ténor les plus conséquents du XVIIIe siècle. Singulièrement, l’opéra ne comporte que trois parties de solistes : Orphée, Amour et Eurydice. Mais ces deux dernières sont beaucoup plus brèves que la première. Orphée est omniprésent sur scène – pour notre plus grand bonheur. Combien de chanteurs avons-nous entendus, particulièrement dans ce rôle, négliger leur texte au profit des joliesses vocales et autres effets de projection ? La diction exemplaire de Flórez ne dessert en rien l’ampleur de son chant. Au contraire : la compréhension de la moindre intention dramatique renforce la charge émotionnelle et l’amplitude de la ligne vocale. Facilité, naturel, variété des couleurs, goût, liberté, puissance, subtilité, émotion pourraient être les maître-mots de son art. Les récits sont particulièrement bouleversants, pourtant soulignés par un orchestre éthéré, en filigrane, qui ne soutient pas le chanteur – Flórez les chanterait tout aussi bien a cappella, forçant d’autant notre admiration.

Fatma Said, jeune soprano d’origine égyptienne issue de l’académie de jeunes chanteurs de la Scala, chante Amour avec une diction tout aussi irréprochable. Très beau timbre, jolie présence : elle nous fait oublier les faiblesses du rôle, à travers lequel Gluck et Calzabigi ont sacrifié à la galanterie de leur temps – le personnage, anti-platonicien au possible, ne fait évidemment pas partie du mythe original, où l’amour est l’objet même du drame, l’aspiration ultime et supérieure qui ne saurait être matérialisée. L’œuvre trahit d’ailleurs deux autres renonciations majeures, dues à l’air du temps. Tout d’abord, la raison pour laquelle Orphée se retourne vers Eurydice – interprétée par Christiane Karg, d’une féminité absolue –, la condamnant une deuxième fois, est explicitement amenée, clairement exprimée par Calzabigi et soulignée là où, dans la version originale, elle était entourée d’un mystère laissant la porte ouverte à de nombreuses interprétations. D’autre part, on assiste ici à la résurrection finale d’Eurydice – absente du mythe.

Les chœurs sont nombreux, exprimant une volonté de renouer avec la tradition classique – celle de la tragédie grecque. Rares sont les formations aujourd’hui capables, sur une scène d’opéra, de les interpréter (et dotés d’effectifs aussi abondants) avec une telle éloquence que les chœurs de la Scala.

Orphée (Juan Diego Flórez)

Si seulement l’orchestre pouvait avoir la même connaissance, le même amour de ce répertoire… Ombre au tableau – s’il en fallait –, révélée par nos oreilles désormais habituées à des interprétations plus justes (on pense évidemment à Marc Minkowski), qui savent déployer les contrastes et la fougue d’une musique qu’on dissimule parfois derrière sa galanterie. A qui la faute ? Au chef, Michele Mariotti, ou aux musiciens ? Mollesse, platitude… des ostinati mécaniques comme on ne les entend plus depuis des décennies. Tous les effets de dynamique et de contraste sont gommés. Où est le déchaînement des scènes infernales, dont la célèbre danse des furies reprise du ballet Don Juan, ou le Festin de Pierre ? Les cordes sont sur des œufs, particulièrement dans les récitatifs, les violons jouant toujours à la pointe, comme s’ils avaient peur…

Dommage, car l’orchestre est présent sur scène pendant tout le spectacle – originalité de la sobre scénographie pensée par les metteurs en scène John Fulljames et Hofesh Shechter. Ce dernier, chorégraphe, dirige les danseurs de sa compagnie qui sont peut-être le trait le plus fort de cette production, pensée comme un grand ballet. (Elle nous renvoie à autre grand Orphée entièrement chorégraphié – celui de Monteverdi par Trisha Brown en 1998). Les danseurs magnifient l’œuvre, en symbiose avec la moindre intention musicale du compositeur, évoluant sur différentes hauteurs, parfois au-dessous, parfois au-dessus de l’orchestre (lui-même disposé sur une scène « ascensionnelle », jouant avec les différentes niveaux de réalité de l’action – enfers oblige…). Déployant alternativement noblesse, grâce ou énergie tellurique, les danseurs de la Hofesh Shechter Compagy incarnent merveilleusement ce qui ne peut être dit ni chanté : la dimension métaphysique de l’opéra. C’est d’ailleurs le propre du genre, pensé et inventé par les néoplatoniciens : convoquer toutes les disciplines artistiques au service de sujets universels en les dotant d’une dimension métaphysique. Et l’on se réjouit de voir cet Orphée répondre, parmi d’autres spectacles analogues aujourd’hui représentés sur les scènes d’opéra du monde, au besoin d’incarnation des grands mythes laissés en jachère par nos sociétés modernes. En nous confrontant à l’être-là des corps et des voix, il propose un singulier remède à la virtualité qui nous entoure.

© Olivier Lexa


Teatro alla Scala, Milan
Du 24 février au 17 Mars 2018

URL : http://www.teatroallascala.org/en/season/2017-2018/opera/orphee-et-euridice.html

Orphée et Euridice
Musique : Christoph Willibald Gluck
Livret : Pierre-Louis Moline d’après Ranieri de’ Calzabigi
Production Royal Opera House, Covent Garden, London (2015)

Orphée : Juan Diego Flórez
Euridice : Christiane Karg
Amour : Fatma Said

Direction : Michele Mariotti
Mise en scène : Hofesh Shechter et John Fulljames
Chorégraphie : Hofesh Shechter
Décors et costumes : Conor Murphy
Lumières : Lee Curran d’après Andrea Girett

Hofesh Shechter Company
Chœur et Orchestre du Teatro alla Scala


Notes :

[1] Marsile Ficin, lettre du 13 septembre 1492 in Epistolario XI in Operaomnia, Bâle, Henricpetri, 1576. Fac-similé suivi et préfacé par Stéphane Toussaint, Paris, Phénix Editions, 2000, p. 244.

[2] Angeli Politiani, Miscellanea in Opera omnia a cura di Ida Maïer, Turin, Bottega d’Erasmo, 1971, p. 310.

[3] Cf. Carlo Pedretti, Studi Vinciani. Documenti, analisi e inediti leonardeschi, Genève, Droz, 1957, p. 90-98 et « Dessins d’une scène, exécutés par Léonard de Vinci pour Charles d’Amboise » in Le lieu théâtral à la Renaissance, actes du Colloque organisé par le CNRS, Royaumont, 22-27 mars 1963, sous la dir. de J. Jacquot, Paris, Ed. du CNRS, 1964, p. 25-34.

[4] Marsile Ficin, Dialogus inter Deum et animam theologicus in Opera omnia, op. cit.

[5] Lorenzo de’ Medici, Comento de’ miei sonetti, Firenze, Olschki, 1991, p. 153-155.

[6] André Chastel, Marsile Ficin et l’art, Genève, Droz, 2000, p. 11.

[7] On peut aujourd’hui admirer cette statue dans la cour du Palazzo Medici à Florence.

[8] Paris, Gallimard, 1984,

[9]La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001 et Présences, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

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