Philosophie

Eclipse(s) de la nature

« Le rêve », Henri Rousseau (huile sur toile, détail, 1910)

« Car il n’y a point de paix ni de droit dans les éléments naturels. »
(Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton)

La nature n’existe pas. Précision : c’est la conception communément partagée de la nature qui n’existe pas. Le caractère « fourre-tout » du concept de nature est coupable de cette situation, la faisant correspondre tantôt à la justification de la vérité, tantôt à la perfection cosmique, à un spectacle sublime comme à l’expression d’une divine harmonie préétablie. De surcroît, le Littré dénombre exactement vingt-neuf acceptions du mot « nature » — une multiplication des définitions qui suffirait à invalider catégoriquement l’existence de la nature. Mais toute dénotation laisse entendre une détonation.

Le pathos du retour à la nature — proprement moderne, dans la mesure où, dans les pas de Nietzsche, nous datons la naissance de la modernité à partir de l’avènement de Socrate — est symptomatique de cette impossibilité de la nature. Rousseau d’une certaine manière ou la figure de Robinson Crusoé d’une manière certaine, sans omettre les croyances quasi-chamaniques d’une nature qui vengerait l’action polluante de l’homme, ajoutent à l’homme le fantasme d’une utopie morte ou d’un paradis perdu. Le discours écologiste est, par ailleurs, la véritable expression pathologique de cette illusion naturelle. Dans une perspective concrète et métaphysique, la forêt constitue l’image-type du concept symbolisant la nature — une promenade dans la nature décrit souvent une promenade en forêt, la déforestation ordinairement compris comme « destruction de la nature ». Or, l’ironie fait qu’il n’existe plus de forêts primaires, elles sont toutes reconstruites. Ce passage au paysagisme affirme la volonté humaine de cultiver la nature, pour des raisons industrielles, esthétiques, utilitaires, économiques et politiques — quoiqu’il en soit, pour des raisons culturelles, jamais naturelles. La « pomme bio » respecte, quant à elle, des centaines de normes et de règles industrielles de productions, faisant d’elle un authentique produit culturel comme les autres. Enfin, le « chien » dénote derechef son appartenance à la catégorie des « produits culturels ». Car, à l’état sauvage, il y a des loups et non des chiens : le chien est un loup domestiqué au point de lui ôter sa nature. En ce sens, c’est l’immense puissance des hommes que d’avoir réussi faire que le chien soit le défenseur des brebis, alors qu’à l’état sauvage — donc végétal — il devrait les dévorer…

La nature est un champ de bataille. Les philosophes sont coupables de cette divinisation de la nature. Nietzsche impute la faute à l’idée selon laquelle la nature serait l’expression de l’ordre, de l’harmonie et des mathématiques. Ce que philosophes ou savants projettent dans le concept de « nature » est son propre désir d’ordre et de normes. Jusqu’à en faire le chantre du Bien. N’affirmons-nous pas d’une chose jugée mauvaise qu’elle est contre-nature ? Gardons-nous bien d’attribuer quoique ce soit à la nature car nous la méconnaissons cruellement et nous lui imposons, avec la violence impitoyable du concept philosophique, un ordre qui ne la définit en rien. Le concept [en allemand, Begriff] a pour fonction de saisir [greifen] le réel, c’est pourquoi chaque philosophie griffe violemment un monde qui lui échappe. Néanmoins, ceci ne constitue pas une raison suffisante pour taire toute réflexion à son propos. Les éléments naturels sont vierges de toute harmonie. L’humanité, devant un Dieu mourant, son ombre évaporée, a créé un double pour contourner le réel. Elle a ainsi pris la réalité pour ses désirs — devant un réel qui, par essence, nous échappe sans cesse, comme l’horizon s’éloigne à mesure qu’on s’en approche… Nonobstant la disparition de l’ordre, de l’autorité, de la force, de la hiérarchie couplée d’une accentuation de l’éloignement humain de la nature, cet ordre originel perdu devait se trouver, à l’évidence, dans la nature — dans cette nature.

Clément Rosset

La tradition philosophique — et théologique — s’est instituée comme une véritable police du végétal, se donnant pour fonction la sécurité (illusoire) de l’humanité, en assurant le maintien de l’ordre par l’arbitraire autorité de la théorie et des catégories de la logique. La répression du végétal est inscrite dans les consciences. A coup de tailles-haies, de tondeuses à gazon, de sécateurs et de désherbant — métaphysiques ou botaniques — l’homme a cherché à dompter un végétal libre et chaotique, au profit d’une culturation de la nature. Sous l’égide de la notion de « nature », le philosophe, l’artiste et le politique-législateur sont les grandes figures de cette complexification de la simplicité et de la primauté du brouhaha chaotique du plurivers végétal. La tradition philosophique et esthétique a souhaité ordonner un réel qui ne l’était pas et qui ne le sera jamais — chaque trace picturale, chaque résidu conceptuel se finalisant dans la volonté postcartésienne d’une maitrise et possession de la végétalité, de la nature.

Sauvageries du végétal. Dans L’anti-nature, Clément Rosset écrit ceci : « L’idée de nature apparaît comme un des écrans majeurs qui isolent l’homme par rapport au réel, en substituant à la simplicité chaotique de l’existence la complication ordonnée d’un monde ». La nature n’est que végétale et végétation. Le végétal est de l’ordre de l’illicite, hors de toute homologation, de toute légalité. Quand le végétal reprend ses droits c’est pour imposer l’absence de droit, de toute juridiction. Il se joue de la loi et en découd sauvagement avec la codification et la classification. La lumière du jour est hors de toute fiabilité, hors-la-loi, preuve s’il en de la domination violente et amorale, mais toujours juste, du végétal. Le lierre conducteur de notre métaphysique du végétal consiste en une monstration dérégulée de l’absolu imprévisibilité du végétal, qui ne se subsume à aucun concept de « monde » ou d’ « univers ».

Aristote distinguait magistralement trois types d’âmes : végétale, animale et humaine. L’âme végétative est commune aux végétaux, aux animaux et aux humains, mais comme « étouffée » par l’âme sensitive chez les animaux et les hommes, et par l’âme intellective chez les humains seulement. Ce qui extraordinairement intéressant dans cette répartition des âmes, c’est que le végétal n’est pas le seul fait des plantes, mais aussi des animaux et des hommes. Il existe en chacun de nous du pur végétal, au milieu de la sensation et de l’intellection. L’âme végétative est destinée à la nutrition et à la reproduction, c’est-à-dire à l’accroissement et à la conservation. Et, manger, procréer, boire, s’accoupler n’est que l’expression d’une sauvagerie, d’un émetteur pulsionnel du vivant, ne respectant aucun ordre ni aucune hiérarchisation intellectuelle. C’est le corps qui pense, qui commande nos pensées. Nos pensées sont des pulsions végétales, qui sont réprimées par la raison. Être végétal, c’est être libre et libéré, inclassable et indomptable, à la fois féroce, cruel et spontané, gaspilleur. L’unification du vivant est opérée par une participation universelle au végétal — hormis les minéraux, résistant avec dureté… La plante est végétale, certes, mais tout homme et tout animal est végétal de la même manière, car ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas uniquement des végétaux, qu’il faut pour autant les exclure intégralement. La classification policière qui a eu lieu dans la zoologie et la biologie jusqu’à Cuvier — son ombre plane encore — établit une hiérarchisation par espèce les vivants de la biosphère, distinguant « nous les humains » et « eux », à savoir les animaux et les plantes. Or, ce n’est pas une frontière qui sépare chaque espèce, empêchant tout passage de l’un à l’autre ; au contraire, il est simplement question de degrés, de nuances, d’une douce hésitation des choses, comme les saisons intermédiaires, qui ne sont ni l’été ni l’hiver, pour parler comme Koltès, dans les vivants (hommes, animaux, plantes) ne sont que des moments.

« La vie des plantes. Une métaphysique du mélange », Emanuele Coccia (Rivages, 2017)

Ode à la plante. Pourquoi les plantes, alors qu’elles représentent la plus vaste population terrestre, sont véritablement négligées, voire détestées par la philosophie, qui plus est par les humains ? C’est la question que se pose Emanuele Coccia dans son dernier ouvrage intitulée La vie des plantes. Il observe que « depuis l’idéalisme allemand, tout ce qu’on appelle sciences humaines a été un effort policier à la fois désespérant et désespéré, pour faire disparaître ce qui relève du naturel et du domaine du connaissable ». A juste titre, le snobisme métaphysique cru bon de réduire les plantes à une ornementation cosmique, une décoration de la nature, alors que « la vie des plantes est une cosmogonie en acte, la genèse constante de notre cosmos ». Emanuele Coccia développe ainsi magistralement une théorie de la feuille, une théorie de la racine et une théorie de la fleur. Bien évidemment, il est difficile de ne pas rationaliser les plantes, en dépit du fait qu’elles ont irrationnelles et déraisonnables. Mais toute théorie doit être végétal et cause de désordre du monde. Jean Baudrillard affirmait, non sans provocation, que la théorie ne sert pas interpréter le monde, mais à l’empirer.

La vie ne comprend, subséquemment, aucune contradiction logique. Si le principe de non-contradiction implique qu’il est formellement impossible d’un point de vue logique d’affirmer simultanément a et non-a, le végétal n’a que faire de la logique. La plante est l’ordre de l’ambivalence pharmacologique, concomitamment guérisseuse et empoisonneuse ; elle est un remède et poison. Socrate dans le dialogue du Phèdre comprend l’écriture en tant que parmakon [φάρμακον] puisqu’elle permet de subvenir à la finitude de la mémoire mais aussi met en péril la mémoire, la faisant disparaitre au profit du texte. Une plante fonctionne avec cette même liberté ambiguë, en devenant tantôt médicament, tantôt toxique. Les plantes donnent vie à tout : quand les astronomes cherchent sans cesse de la végétation sur les planètes découvertes étudiées, ils cherchent de la vie. De facto, les végétaux ne sont pas seulement ceux qui végètent, car elles ont une vie, une vitalité et une vivacité. Mais les plantes pharmaciennes sont libres de retirer la vie à tout moment, à tout instant. Cette liberté donne à la plante un pouvoir illicite et mystérieux qui plongent les philosophes dans une incroyable méfiance vis-à-vis du « monde » végétal. Même si les plantes sont dépourvues de mains pour construire le monde, pour le manier, elles apparaissent comme les « agents les plus habiles dans la construction des formes ». L’homme est une plante munie de mains, agissant sur le monde comme en compagnie de tentacules. Les mains de l’homme sont des ronces, surgissant de nulle part et accaparant tout espace environnant. Coupez-les, elles repousseront, çà et là. Ligotez-les, elles sectionneront leurs chaines. Sans doute, un jour, sauront-elles donner les meilleurs fruits, les plus juteux et les plus sucrés…

© Jonathan Daudey


Ce texte a été écrit à l’occasion de l’exposition April Dapsilis 2  » Le végétal », à la Galerie Le Point Fort (Mittelhausbergen), autour des œuvres des artistes de la galerie (Jean-Baptiste Defrance, Axel Gouala, Nicolas Nicolini, Pénélope, Mathias Schech), des artistes invités (Camille Fischer, Amélie Leblanc) et des œuvres du Frac Alsace et de l’Herbier de l’Université de Strasbourg.

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