Entretiens/Philosophie

Entretien avec Raphaël Enthoven : « La philosophie n’est pas au-dessus des choses »

Raphaël Enthoven

Raphaël Enthoven est professeur de philosophie. Producteur de plusieurs émissions radiophoniques sur France Culture, il officie tous les matins sur Europe 1 dans La morale de l’info et le samedi après-midi avec Qui-vive. De plus, il anime l’importante émission sur Arte nommée Philosophie. Après avoir publié Le philosophe de service (Gallimard, 2011), Matière première (Gallimard, 2013) ou encore dernièrement un entretien avec Jacques Darriulat Vermeer : le jour et l’heure (Fayard, 2017). En mars 2017, Raphaël Enthoven publiait Little Brother (Gallimard), un ouvrage puissant et barthésien, dans lequel il pense notre temps dans ses vertiges et ses travers, l’occasion de nous entretenir autour des problématiques posées par cet ouvrage.


Votre livre s’intitule Little Brother, marquant une référence à Big Brother de 1984 de George Orwell. Pourquoi avoir avoir choisi ce titre et cette référence ?

« Little Brother », Raphaël Enthoven (Gallimard, 2017)

Raphaël Enthoven : Parce qu’il est passionnant d’observer la façon dont nos démocraties renouent avec le principe de surveillance, mais selon des modalités singulières. A l’oeil vertical (de Moscou, d’Océania, de Vichy ou de Berlin) s’est substitué le panoptique sans focale où chacun surveille chacun. Avant d’être un téléphone, un ami, une télécommande ou un miroir, notre smartphone est un trou de serrure, depuis lequel nous observons légalement nos congénères et sommes matés par eux. Un selfie lui-même est un exercice de surveillance de l’individu par lui-même, qui intime au sujet-objet d’avoir exactement la gueule qui correspond au moment qu’il est en train de vivre. Autre point. Comme le confesse l’agent double à Winston, au terme de 1984, l’enjeu des anciens totalitarismes était de contraindre leurs sujets, alors que Big Brother veut être aimé de tous. Même (et surtout) des gens dont il coupe la tête. Les gouvernants d’Océania savent d’expérience que les prisons les plus efficaces n’ont pas de barreaux… Or, qu’est-ce qu’une démocratie, sinon la prison dont les barreaux insoupçonnables s’appellent « tyrannie de la majorité », « politiquement (in)correct », « vivre-ensemble », « bien-pensance »… ?

Dès le début du livre, votre expliquez, de manière autobiographique, votre rapport aux Mythologies de Roland Barthes. Est-ce que vos textes, comme Matière première, se situent comme un hommage ou plutôt comme un prolongement de ces mythologies barthésiennes ?

Ce livre s’inscrit exactement dans le sillage du précédent. Matière première, comme Little Brother, s’intéresse aux objets comme à des symptômes ou des agrégats d’intentions. Je n’ai jamais cessé de lire Barthes. Ni de le lire différemment. Mythologies m’accompagne depuis l’adolescence. Quand j’étais plus jeune, j’y voyais le bréviaire d’une insolence salutaire, l’hybridation quasi-hugolienne du sublime métaphysique et du grotesque de la « fiche cuisine » ou du Tour de France. J’étais hypnotisé par la confrontation d’une matière modeste et d’une manière noble. j’avais l’impression de m’élever en m’encanaillant. Puis, j’ai découvert que le travail de Barthes consistait seulement à trouver le mot juste, et non à jouer à la guerre avec les niveaux de langage. Ce que je prenais pour de l’insolence (ou du snobisme) tenait simplement au choix du lexique le mieux adapté à l’objet examiné. Barthes ne se moque de personne, mais il éternise le transitoire. Mythologies n’est pas une série de cartes postales, mais une méthode attachée à traquer l’éternité dans l’anodin, l’inouï dans le quotidien, et la vie de chaque instant dans la vie de tous les jours.

« C’est dans l’écume du jour qui passe que je pêche parfois des poissons qui durent »

D’un point de vue méthodologique, qu’est-ce qui motive le choix des thèmes de vos textes ? Comment abordez-vous, dans vos livres (ou dans La morale de l’info sur Europe 1), ces objets de pensée ?

Je ne choisis pas les thèmes (ou les objets). Ils s’imposent à moi. Je me livre en aveugle au hasard qui me conduit face à mes nouvelles proies. Je fonctionne de la même manière avec la radio. C’est l’actualité qui dicte le sujet du lendemain. Pour le dire autrement : c’est dans l’écume du jour qui passe que je pêche parfois des poissons qui durent.

Sefie, hashtag, beatbox, Uber, la série The Walking Dead ou encore la « quenelle » sont autant d’objets que vous prenez à cœur de penser. Comment expliquez-vous que la philosophie délaisse ces thématiques ? Est-ce seulement en raison du peu de noblesse intellectuelle que dégageraient ces objets quotidiens ?

Je ne crois pas qu’elle les délaisse. Les éditeurs ne sont pas fous… On ne manque pas de livres de philosophie, depuis vingt ans, qui se penchent sur les objets de l’ordinaire. On s’y penche… C’est tout le problème. Il faut surplomber un objet pour se pencher sur lui. Or, je conteste une telle position de surplomb. La philosophie n’est pas au-dessus des choses. Et celui qui la pratique n’est pas lui-même en apesanteur. Nous sommes tous des spectateurs engagés, que la bizarrerie du monde transforme en enfants attentifs. Parler du quotidien, c’est partir de lui, et non s’étendre sur lui pour y répandre le baume d’un savoir abstrait.

Philippe Muray

Au fond, est-ce que vos différents textes ne convergeraient pas sur la mise en lumière de notre asservissement volontaire aux objets et aux slogans impensés ? Autrement dit, penser le monde le plus immédiat et ses objets constitue un moyen de libération, d’émancipation et de critique vis-à-vis de ce monde ?

Emancipation, oui. Mais non à l’endroit d’une tutelle objective, à laquelle il s’agirait d’opposer une « liberté de penser » qu’en démocratie personne ne nous conteste. Emancipation, en revanche, à l’endroit d’un monde indûment réduit au seul calcul de mon intérêt – où ce qui nous fait mal est vécu comme méchant. Emancipation à l’endroit de cette superstition qu’on appelle « l’égoïsme » et qui trouve intéressant ce qui n’intéresse que moi. Et des coercitions souterraines, ou « citoyennes » que la démocratie met en place.

En aucun moment vous criez à la décadence de notre époque, en montrant parfois que notre époque n’est pas pire que les autres. Souscrivez-vous à cette idée de Philippe Muray que tout a toujours été irrespirable ?

Muray est génial un coup sur deux. Quand il rit, il est merveilleux. Dès qu’il ricane, il perd en force. Il m’arrive de le croiser de près (quand je parle du « vivre-ensemble » ou des « voisins vigilants ») mais il est souvent trop mécontent de son époque pour que je n’y entende pas, quoiqu’il s’en défende, l’écho d’un système aussi malhonnête que les autres.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

3 réflexions sur “Entretien avec Raphaël Enthoven : « La philosophie n’est pas au-dessus des choses »

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