Médecines philosophiques/Philosophie

Médecines philosophiques | Platon le pharmacien

La statue de Platon à Athènes, devant l’Académie

Dans de nombreux dialogues platoniciens, Socrate analyse les méthodes des médecins et s’étonnent d’elles. Car, « par sa permanence et par ses variations, la référence médicale – que ses apparences pourraient réduire à n’être, en tant que métaphore, qu’une longue suite de figures de style – atteste finalement de l’existence d’un discours platonicien sur la médecine, et donc d’abord sur la maladie et sur la santé[1] ». Platon place la notion de maladie en hauteur, en lui donnant une importance toute particulière, comme le note Jean Lombard :

la maladie est représentée comme ce qui survient au corps […] comme l’arrivée d’une entité extérieure qu’il s’agit de chasser, par opposition à toute « défectuosité » qui serait « inhérente au corps ». […] Platon fait de la maladie le troisième personnage, avec le médecin et le malade, celui-ci se défend à partir de ses propres forces et avec l’aide du traitement prescrit par le médecin.[2]

Ainsi, il va être question pour nous, de prendre la métaphore au sérieux, c’est-à-dire l’extraire de son pur rôle littéraire pour ex-hausser son véritable intérêt et exalter toute sa puissance philosophique. Chez Platon, il existe deux sortes de pratiques de l’art de la médecine[3] : formation constante de nouveaux médecins et le rétablissement de la bonne santé. En premier lieu, il convient d’évacuer la partie « formation des médecins », que Platon rejette catégoriquement[4]. Platon ne veut pas que le médecin soit l’instructeur du patient malade dans la mesure où « il ne faut pas confondre soigner le malade et faire son instruction, car le patient demande « à devenir bien portant et non à devenir médecin »[5] ». Il y a dans le socrato-platonisme médical l’idée selon laquelle le médecin doit garder son savoir pour lui-même et la confrérie des médecins. S’il y a transmission du savoir médical, c’est exclusivement dans le but de former d’autres médecins qui veulent devenir médecin, et non de faire du patient un médecin qui serait capable de se soigner lui-même et de guérir les autres. La médication doit toujours passer par un intermédiaire extérieur, une autorité médicale : l’automédication n’est pas prescrite par Socrate. Nous pourrions à juste titre opposer un reproche méthodologique à leur conception de la médecine, en essayant de défendre que cette manière qu’a la médecine de s’appliquer est due à la volonté de tirer profit – un profit financier et moral – de ce statut de médecin. En refusant de populariser le savoir médical, le médecin pourrait vouloir jouir de son savoir, sans partage ni échange. Or, Socrate expose que « ce n’est pas ce qui profite à la médecine que la médecine a en vue, mais ce qui profite au corps[6] ». Il s’étonne de cette attaque en interrogeant de cette manière :

N’est-il pas vrai encore […] que nul médecin non plus, en tant que médecin, n’a en vue ce qui est profitable au médecin, mais ce qui l’est au malade ? On est convenu en effet que le médecin, exactement médecin, exerce sur des corps son autorité, mais qu’il n’est point homme d’affaires[7]

Apparaît comme de mauvais ton d’indiquer une telle critique à la conception socratique de la médecine. L’action du médecin n’est pas motivée par une autre raison que la guérison du patient ; autrement dit, ce n’est pas parce que son savoir fait autorité, et que le médecin exerce un certain pouvoir sur le corps du patient, que ce médecin est un homme autoritaire et profiteur. Platon distingue dans la figure du médecin le faire et l’être, puisque que le médecin est perçu en tant que personne vertueuse et détachée ontologiquement de son activité. Un médecin se présentant comme un homme d’affaires correspondrait bien plutôt à un charlatan ou à un escroc.

Hippocrate

A la suite de quoi, il nous faut établir la figure pratique du médecin dans ces différents textes. C’est la maîtrise et la connaissance qui font les premiers traits du médecin platonicien. Le médecin est celui qui peut qui est capable, qui détient l’aptitude à brûler, de couper, de faire maigrir, non pas parce qu’il a raison mais qu’il sait, parce qu’il détient et maîtrise le savoir de son art[8]. Autrement dit, le médecin est avant tout un savant, une personne qui, dans la Cité, détient un certain savoir sur les hommes, sur leurs maladies et sur la manière de les en libérer médicalement. Platon insiste dès lors sur la distinction entre savoir et croyance : le médecin n’est pas un homme de croyance, qui se contente d’affirmer ce qu’il prétend savoir et connaître, mais il a une connaissance solide et vraie d’un certain savoir, le savoir médical. Ce savoir est nécessaire puisque le médecin peut mettre en danger la vie du malade en posant un diagnostic erroné sur les pathologies en cause. En effet, une preuve appuyant cette méthode médicale platonicienne sur le savoir s’explique par l’intérêt et la connivence théorique entre Platon et Hippocrate, puisque ce dernier considère que la médecine doit se pratiquer dans « l’usage de la droite raison[9] ». Nous comprenons que le λόγος est au coeur de la conception platonicienne de la médecine, ou pour parler autrement, disons que la médecine possède la raison sans chercher à avoir raison.

Cette mise en pratique du savoir médical est parfois (re)mise en cause par Platon. Il lui paraît absurde, par exemple, de devoir guérir tout un corps alors que seule la vue est défectueuse : nous devrions pouvoir ne guérir que la vue. Platon, dans la bouche de Socrate affirme que « c’est le comble de la déraison de s’imaginer que la tête, on puisse jamais la soigner, isolément et pour elle-même, sans soigner le corps tout entier[10] ». Défendant cette même thèse, l’Athénien parle de la méthode du médecin :

voici un médecin, dont la tâche est de soigner un certain tout ; qui ne veut et ne peut s’intéresser chez son patient qu’à ce qui est important, tandis qu’il se désintéresse de ce qui est parties du corps et de moindre importance : mettra-t-il jamais l’ensemble en bon état ? –[11]

De fait, un bon médecin ne peut sacrifier quelques parties du corps du malade dans le but de guérir le tout : il doit s’intéresser au tout pour guérir le tout. Chez Platon, « la médecine est principalement invoquée, dans cette perspective, comme un art de préserver l’intérêt du tout par rapport à celui de parties, comme capacité à analyser et à prévoir, comme techné du rétablissement et de la préservation d’un état initial ou idéal[12] ». Car dans la guérison médicale, c’est l’amélioration de la vie qui en jeu puisque « rien n’est plus agréable que d’être en bonne santé, mais qu’avant d’être souffrants, ils ne s’étaient pas doutés que ce fût-ce qu’il y a de plus agréable[13] ». Guérir une ou plusieurs parties du corps ne peut pas garantir la guérison du tout, or l’inverse montre que la guérison du tout permet la mise en bon état de l’ensemble des parties. Jacques Derrida perçoit aussi de cet oeil ce que Platon avance à travers Socrate sur la question de la médecine :

on ne peut guérir la tête séparément. Les bons médecins soignent « le tout » et c’est « en soignant le tout qu’ils s’appliquent à soigner et à guérir la partie malade ». […] Socrate montre que le tout du corps ne peut être guéri qu’à la source – l’âme – de tous ses biens et maux.[14]

C’est l’âme qui est malade et qu’il faut guérir absolument : les soins premiers doivent s’adresser à l’âme et à ses maux. Comment guérir l’âme, pour soulager le corps ? Il faut en passer par des incantations que doit subir l’âme du malade. Guérir l’âme pour tout guérir, c’est-à-dire ne pas seulement se concentrer sur la zone malade ou le symptôme en question, mais bel et bien traiter tout le corps en entier en guérissant l’âme. Les incantations sont :

les discours qui contiennent de belles pensées ; or les discours qui sont de telle sorte font naître dans l’âme une sagesse morale, dont l’apparition et la présence permettent dorénavant de procurer aisément la bonne santé à la tête comme au reste du corps.[15]

31GTrDD3saLDans le Théétète[16], l’Etranger explique à Théétète que la purification du corps est analogue à la purification de l’âme. Le corps ne peut apprécier, ou ingurgiter quelque aliment que ce soit, tant qu’il n’a pas expulsé tout ce qui l’embarrasse. Socrate porte la même analogie sur l’âme : l’âme ne peut accueillir d’autres connaissances tant qu’elle n’a pas critiqué les siennes, celles qu’elle possédait antérieurement. A travers cet exemple, médecine et philosophie emprunte chacune leurs rôles respectifs : « la médecine guérit les maladies du corps et la philosophe débarrasse l’âme des passions[17] ». Car, si jusqu’à présent nous avons présenté le médecin comme celui qui « prodigue des soins qui rétablissent la santé[18] », il faut préciser désormais que c’est exclusivement de la santé du corps dont il s’agit. Platon distingue l’action médicale de la philosophie et de la médecine de cette manière. Jean Lombard remarque que c’est « dans Hippias mineur[19] [qu’]apparaît pour la première fois la métaphore de la « médecine de l’âme » chargée de guérir cette maladie inattendue qu’est l’ignorance[20] ». C’est l’ignorance que la philosophie comme médecine a en ligne de mire dans les différents dialogues platoniciens. Dans le Théétète[21], il est question d’une analogie entre l’homme ignorant et l’homme malade. Pour opérer l’homme ignorant, le sophiste use de remèdes, de « drogues » pour guérir ; le médecin agit de la même manière pour que le malade recouvre la santé, la bonne santé. La philosophie est médecine de l’âme pour Platon, mais d’une âme malade de l’ignorance, sous l’emprise d’une épidémie de croyances qui s’empare de l’âme humaine ; la philosophie est là pour pallier cette souffrance en l’éradiquant. Il est visible que « le statut privilégié de la médecine résulte aussi de cette parenté : le philosophe est le médecin des âmes[22] » :

La médecine de l’âme comme analogon de la médecine du corps fait l’objet d’un exposé du Protagoras[23] : le médecin distingue ce qui est bon pour le corps de ce qui est mauvais, et pour effectuer le même tri parmi les connaissances que les sophistes « colportent de cités en cités », il faudrait être « médecin pour ce qui a trait à l’âme ».[24]

Pour Platon, ce sont les sophistes qui diffusent les maladies liées à l’âme, rangées sous l’égide de l’ignorance. Ce sont eux qu’il faut combattre pour recouvrer la santé de l’âme ou éviter qu’elle soit elle-même à l’avenir infectée par l’ignorance. Les drogues que le sophiste utilise pour guérir l’homme de son ignorance sont de véritables pharmaka, des poisons qui se prennent pour des remèdes – étant donné qu’il est possible de « traduire le même mot [pharmakon] par « remède », « poison », « drogue », « philtre », etc[25] ». Le sophiste empoisonne l’ignorant en le trompant sur sa connaissance philosophique, comme un charlatan tromperait un patient en mentant sur ses connaissances médicales. Le philosophe, dans la lignée du médecin et de sa méthode, ne cherche pas à instruire son « patient » à dose de pharmaka mais diagnostique les pathologies de l’ignorance par la découverte et la mise en évidence de nombreux symptômes. Le questionnement socratique constitue l’exemple parfait de cette méthode médicale en philosophie consacrée au diagnostic de la maladie. Comme le médecin avec ses malades dans son cabinet, Socrate interroge les hommes sur les connaissances qu’ils prétendent avoir et qu’ils affirment comme telles. Le meilleur médecin ne soigne pas le corps par le corps, mais par l’âme, car il a, depuis l’enfance, été mis en contact avec son art et l’apprentissage de toutes les connaissances de son art : il a acquis ainsi une connaissance théorique qui lui permet d’agir, en pratique, de la meilleure des manières sur les corps malades[26]. Le fait que Socrate ne cherche pas à instruire son interlocuteur se prouve par le nombre de dialogues platoniciens aboutissant à une aporie. Cette irrésolution finale du problème engagée dans le dialogue montre que Socrate n’aura pas tant cherché à guérir son interlocuteur de son ignorance que de poser sur lui un diagnostic, un jugement sur les symptômes de son ignorance. Dans le Lysis, Socrate ne trouve pas de réponse à l’établissement d’une définition de l’être de la philia ; mais, il aura su discerner que Ctésippe et Ménexène portaient les symptômes d’une conception absolument erronée sur la question de l’amitié et de l’amour, en d’autres termes, qu’ils étaient malades d’une ignorance à propos de la philia.

© Jonathan Daudey


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Notes :

[1] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, p. 59

[2] Ibid., p. 65

[3] Platon, Clitophon, 409a-b : « il existe, je crois bien, un art qui s’appelle la médecine ; or, il y a deux sortes de choses qui sont réalisées par cet art, et qui en sont, d’une part, de former constamment de nouveaux médecins en plus de ceux qui exercent, et, de l’autre, de rétablir la bonne santé ».

[4] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, L’Harmattan

[5] Ibid., p. 53

[6] Platon. La République, 341c

[7] Ibid., 342d

[8] Platon. Du Juste, 375a

[9] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, p. 86

[10] Platon, Charmide, 156c

[11] Platon, Les Lois, X, 902d

[12] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, p. 40

[13] Platon. République, IX, 58d.

[14] Derrida, Jacques. « La Pharmacie de Platon », in La Dissémination, p. 155-156

[15] Platon, Charmide, 157a-b

[16] Platon. Théétète, 230c-e

[17] J. Lombard note que cet aphorisme est prêté à Démocrite par Clément d’Alexandrie dans Le pédagogue, I, 6.

[18] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, p. 11

[19] Platon. Hippias mineur, 372e – 373a

[20] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, p. 21

[21] Platon. Théétète, 167a-167b

[22] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, p. 41

[23] Platon. Protagoras, 313c.

[24] Lombard, Jean. Platon et la médecine. Le corps affaibli et l’âme attristée, p. 41

[25] Derrida, Jacques. « La Pharmacie de Platon », in La Dissémination, p. 89. Nous reviendrons sur l’ambivalence du pharmakon dans le chapitre 3.3 et la confusion qu’il induit par définition.

[26] Platon, La République, III, 408c-409b

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