
La Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632), Rembrandt
Dans un de ses célèbres textes, Thomas Mann écrivit à propos du rapport qu’entretiennent les concepts de santé et de maladie : « Il n’est pas si facile de décider quand commencent la folie et la maladie. L’homme de la rue est le dernier à pouvoir décider de cela[1] ». C’est effectivement, et nous pouvons le comprendre ainsi, aux philosophes, qui ne sont pas quedes « hommes de la rue », de chercher à comprendre et définir ce moment où maladie et pathologie remplacent la normalité et la santé. Or, comme nous allons le voir très clairement, il va être impossible de maintenir l’opposition classique et courante entre la santé et la maladie, et par extension entre le normal et le pathologique. Le fou, le malade, le névrosé, le sain, le guéri, le résistant, l’homme en bonne santé sont autant de figures qui incarnent un état de vie particulier. Néanmoins, leurs distinctions ne sont pas des marqueurs absolus de leur opposition ou de leur négation respective, où la santé exclurait la maladie nécessairement. Pour Nietzsche, nous ne pouvons pas penser de « santé normale », nous ne pouvons pas ériger les notions de « santé », de « normal », de « maladie » ou de « pathologie » comme des notions absolues. La maladie n’est pas la simple négation absolue de la santé. C’est pour ces raisons qu’il considère la chose suivante :
il n’y pas de santé en soi, et toutes les tentatives pour la définir ainsi ont échoué lamentablement. Ce qui importe ici, c’est ton but, ton horizon, ce sont tes forces, tes impulsions, tes erreurs, et notamment les idéaux et les phantasmes de ton âme, pour déterminer ce qui, même pour ton corps, constitue un état de santé. Ainsi, il est d’innombrables santés du corps ; et plus l’on permettra à l’individu particulier et incomparable de relever la tête, plus l’on désapprendra le dogme de l’ « égalité des hommes », et plus nos médecins devront se passer de la notion d’une santé normale, en même temps que de celles d’une diète normale, d’un processus normal de la maladie.[2]

Thomas Mann (1929)
Il y est décrit explicitement une impossibilité d’une médecine normée et normative chez Nietzsche : la médecine ne peut être générale, c’est-à-dire qu’elle ne peut jamais considérer l’homme en général, mais n’être qu’une médecine particulière, au cas par cas. C’est pourquoi le philosophe médecin ne peut voir l’humanité ou la culture sous un système architectonique de pensée, mais bien plutôt dans un cheminement méthodique qui prend chaque symptôme, chaque pathologie en fonction du corps – qu’il soit politique, social ou vivant – qui est mis à la question. Nietzsche cherche, derrière cette image de la maladie, à guérir par sa philosophie une population profondément cancéreuse. Selon lui, il n’y a pas à rejeter ou à aduler la santé et la maladie, il n’y a pas d’état de santé normal et normé, il n’y a que des états qui nous semblent bon pour notre corps. Il rejette le dualisme santé/maladie. Autrement dit, il nous faut ôter de l’esprit que nous sommes tous égaux devant la maladie et la santé. Les hommes ne sont pas égaux devant la maladie, certains sont plus résistants à certaines pathologies, et d’autres s’effondrent devant des maladies insignifiantes : il n’y a pas de santé en soi, il n’est pas question d’absolutiserla santé, et de faire que tout ce qui s’en exclurait d’une manière ou d’une autre sont des maux, des maladies, des pathologies. Canguilhem permet ici d’expliquer clairement ce que Nietzsche pense dans ce passage en disant qu’« une anomalie, c’est étymologiquement une inégalité, une différence de niveau. L’anomalie c’est simplement la différence.[3] ». La santé n’est pas une norme, la maladie n’est pas anormale : d’où notre droit de « conclure ici que le terme de « normal » n’a aucun sens proprement absolu ou essentiel.[4] ». Comment définir dès lors ce qu’est la santé ? Elle apparaît comme n’étant ni harmonie ni absolu. En réalité, « la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. Toute maladie est au contraire la réduction du pouvoir d’en surmonter d’autres[5] » ; ipso facto, la santé se constitue comme une vigueur supérieure, une puissance pour surmonter la maladie. Comment définir avec Nietzsche la maladie sans lui donner une connotation négative ? Considérons que « la maladie est conçue comme un défi désirable pour un corps [organisme] sain, stimulant ses pouvoirs et le laissant – une fois la maladie affrontée, « surmontée » par l’incorporation – dans un état de santé « plus élevé » et « renouvelée », avec sa vitalité non simplement accrue, mais aussi certainement épurée[6] ». La maladie est un défi à relever, un challengebénéfique, qui, dans la mesure où elle ne tue pas le malade, le fortifie et le purifie dans un même geste.
Le philosophe médecin doit être un détecteur de nuances, ou pourrions-nous dire un subtil baromètre qui perçoit des degrés de santé ou de maladie. « Le travail du philosophe médecin exige donc une profonde attention aux variations de degré, de dosage relatif, qui distingue différents processus corporels[7] »écrit très justement Patrick Wotling. C’est ce genre de développement que reprendra plus tard Georges Canguilhem dans son texte intitulé « Le normal et le pathologique », et qui pourrait très bien se retrouver sous la plume de Nietzsche. Les concepts de santé et de normal ne sont pas logiquement en contradiction avec les concepts de maladie et de pathologie :
Nous ne pouvons pas dire que le concept de « pathologique » soit le contradictoire logique du concept de « normal », car la vie à l’état pathologique n’est pas absence de normes mais présence d’autres normes. En toute rigueur, « pathologique » est le contraire vital de sain et non le contradictoire logique de normal. […] La maladie, l’état pathologique mais allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures ou dépréciées du fait qu’elles interdisent au vivant la participation active ou aisée, génératrice de confiance et d’assurance, à un genre de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d’autres.[8]
Ces termes ne se situent pas en contradiction les uns contre les autres, mais ils s’entrecroisent, s’entremêlent, ils se mélangent, sans se confondre et sans se contredire. Comment cette contradiction n’a-t-elle donc pas lieu ? Pourquoi n’y a-t-il pas selon Nietzsche de hiérarchie entre la santé et la maladie ? Couramment, l’homme de la rueque nous évoquions au début semble placer au-dessus de la maladie et de la pathologie, la santé et la normalité. Il apparaît ainsi très étonnant qu’un philosophe se place à contrecourant du bon sens pour démontrer que la santé et la maladie ne sont ni en concurrence ni dans une relation de dominant à dominé. C’est la notion de « vie » qui vient détruire cette opposition radicale entre ces deux termes médicaux. Ils ne sont pas des contraires logiques, mais des contraires vitaux. Autrement dit, le principe de contradiction qui indique en logique qu’une proposition ne peut exprimer une pensée et son contradictoire pure simultanément n’est pas une hypothèse valable dans le domaine de la vie. Le vivant n’est pas soumis à la rigueur de la logique ; car, « sous l’action de la vie… toute distinction s’abolit entre la maladie et la santé.[9] ». La vie s’affranchit absolument des distinctions que pose la logique dans le langage. Ce n’est pas parce que le langage oppose santé et maladie, normal et pathologique, que nous rencontrons des situations identiques dans le domaine de la vie. Ainsi, « il n’y a aucun sens à généraliser les notions de santé et de maladie, comme celle de corps ou d’âme : la santé est tout simplement la condition appropriée de chaque individu particulier (ou le groupe, ou la culture)[10] ». La généralisation des notions de santéet de maladieest une réduction de sens philosophique et de puissance vitale.

Friedrich Nietzsche, malade
Pour Nietzsche, c’est la maladie, ce sont les états de pensée qui ont poussé certaines philosophies, certains auteurs à écrire et penser ainsi. La richesse de la maladie comme de la santé vient de cette force créatrice mise en œuvre, sortant l’homme de l’état qui le tenait en souffrances. Il écrit dans la préface au Gai Savoir :
Un philosophe qui a traversé et ne cesse de traverser plusieurs états de santé, a passé par autant de philosophies : il ne savait faire autrement que transfigurer chacun de ses états en la forme et en l’horizon les plus spirituels ; – cet art de la transfiguration, voilà ce qu’est la philosophie.[11]
La maladie met l’homme dans un autre état, état corporel mais aussi état d’esprit. Le corps ne saurait être modifié en l’homme sans que l’esprit ne le soit aussi, et réciproquement : « la maladie devient condition de la pensée[12] ». Nietzsche reprend une très belle formule-hommage, teintée d’ironie, d’Ernest Renan : « Qui n’aimerait mieux être malade comme Pascal que bien portant comme le vulgaire ?[13] ». D’une certaine manière, glorifier et sacraliser la santé reviendrait à encourager la médiocrité, l’eau tiède – en matière d’art, de philosophie, ou même de politique. « Si on voulait la santé, on supprimerait le génie[14] », c’est-à-dire cette capacité à surpasser son humanité, la morale et la croyance en l’omnipotence de l’esprit sur le corps. Il n’y a pas chez Nietzsche de dualité qui oppose le corps et l’esprit, qui les dualise. Le corps et l’esprit sont une seule et même pâte, ils sont mêlés l’un à l’autre dans un rapport mathématique digne d’une équation. Ainsi, les états de santé qui influent sur le corps mettent en branle les stabilitésde l’esprit, notamment la philosophie en question. La maladie transforme la pensée de l’homme, pourrions-nous affirmer qu’il change son angle de vision du monde, sa perspective sur le monde est altérée, sans être réprimée ou abimée : c’est pourquoi « quand un individu commence à se sentir malade, à se dire malade, à se comporter en malade, il est passé dans un autre univers, il est devenu un autre homme.[15] ». En effet, il faut comprendre ici que toute philosophie s’enracine dans des instincts, instincts que nous pouvons dès lors nommer santéou maladie.
Par ailleurs, Nietzsche préfère parler plutôt de « décadence » que de maladie, terme qu’il n’emploie pas négativement. Elle n’est pas à combattre, c’est de la contagion dont il faut se protéger et chercher à l’empêcher d’exister. La maladie est d’après Nietzsche, non pas une cause mais un effet de la décadence. En effet, « si le terme [de santé] devait servir les buts de Nietzsche dans sa campagne pour l’amélioration culturelle, il était essentiel qu’il doive être compris pour impliquer beaucoup plus que l’absence d’anomalie, ou le fonctionnement intact d’un organisme, ou le maintien d’un état d’équilibre dans n’importe quel système autorégulateur[16] », note Malcolm Pasley. Décadence, sous la plume de Nietzsche, ne prend pas le sens négatif et restrictif d’une pensée philosophico-politique réactionnaire : il est question avec ce terme, d’une réduction des forces et des résistances d’une culture, d’une civilisation, comme nous l’exposerons plus loin. Lorsque Nietzsche utilise ce mot c’est dans le but de déplacer le terme de maladie dans un autre contexte – politique, culturel, historique – que celui de la médecine pure de l’homme.
© Jonathan Daudey
Notes :
[1]Mann, Thomas. Doktor Faustus, p. 303-304, Stockholm, 1947, repris dans Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 217
[2]Nietzsche, Friedrich. GS, §120.
[3]Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 205
[4]Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 207
[5]Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 215
[6]Pasley, Malcolm. « Nietzsche’s use of medical terms », in Nietzsche : Imagery and Thought, p. 131 : « Sickness is conceived as a desirable challengeto a healthy body, stimulating its powers and leaving it – once the sickness has been coped with, ‘overcome’ by incorporation – in a ‘higher’ and ‘renewed’ state of health, with its vitality not merely enhanced but some how refined. »
[7]Wotling, Patrick. Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 125
[8]Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 214
[9]Mann, Thomas. Doktor Faustus, p. 312, Stockholm, 1947, repris dans Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 217
[10]Pasley, Malcolm. « Nietzsche’s use of medical terms », in Nietzsche : Imagery and Thought, p. 147 : « it makes no sense to generalize about health and sickness at all, whether of body or soul : health is simply the condition that happens to suit each particular individual (or tribe, or culture). »
[11]Nietzsche, Friedrich. Le Gai Savoir, Préface, §3, p.
[12]Astor, Dorian. Nietzsche, p. 214
[13]Nietzsche, Friedrich. FP XIII, 11[403], p. 359. Nietzsche souligne ici une formule de d’Ernest Renan dans Vie de Jésus. Histoire des origines du christianisme.
[14]Nietzsche, Friedrich. FP XIII, 25 [35], p. 31
[15]Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 213
[16]Pasley, Malcolm. « Nietzsche’s use of medical terms », in Nietzsche : Imagery and Thought, p. 125 : « If the term was to serve Nietzsche’s purposes in his campaign for cultural improvement, it was essential that it should be taken to imply much more than the absence of abnormality, or the unimpaired functioning of an organism, or the maintenance of a state of balance in any self-regulating system. »